Tracer une voie nouvelle dans l’impossible d’éduquer

impossible d’éduquer

L’enjeu de cette rencontre fondée sur le dialogue entre la psychanalyse et d’autres disciplines me permet de vous parler d’un travail avec des professeurs qui sont confrontés pour certains élèves, à la réalité d’une langue porteuse d’exclusion et de ségrégation, empêchant une transmission de savoir. Le CIEN offre un dispositif de recherche issu d’une conversation inter-disciplinaire permettant de repérer l’endroit où toute norme sécrète ce qui l’excède, un inassimilable que l’éducation doit traiter au nom des valeurs de la civilisation. Ainsi, les professeurs sont parfois face à l’innommable, sans pouvoir lui opposer la possibilité d’un dire.

L’impossible harmonie de l’homme avec la nature due à son exil dans la patrie du langage lui rend difficile l’accès à la différence là où à l’adolescence il vit une crise de l’identité.(1) Ainsi la question de l’adolescence devient-elle politique. Qu’est ce que le monde pratiqué,vécu et examiné à partir de la différence et non à partir de l’identité ? En écrivant à la fin de sa poésie Vagabonds la formule paradigmatique de l’adolescent, Rimbaud illustre combien sa place dans nos collèges moderne paraît difficile : « moi, pressé de trouver le lieu et la formule ». Lui qui se disait lui-même être le nègre blanc ou le fils qui manque au soleil, et qui inventa «  le mothème », incarne une certaine errance de l’adolescence à la quête d’un lieu où construire le lien d’une langue qu’il s’inventa « en la fouillant avec frénésie » ou en s’encrapulant en elle.

La rencontre d’un drôle d’usage de la langue

Après avoir regardé le film La journée de la jupe, des élèves (2) ont engagé un débat autour des thématiques du respect, du rapport entre les filles et les garçons et de la langue. Pour eux le langage est très important et ne doit pas être sali, il y a trop d’insultes, des mots gênants se baladent dans la bouche et parfois peuvent faire mal et provoquer des conflits. Ces insultes, leur servent à terminer leurs phrases quand ils ne trouvent pas leurs mots, ils perdent leur argumentation, leur manière de s’exprimer. Les insultes ont perdues leur signification à force d’être répétées et deviennent des mots comme les autres. Il n’y a plus de respect entre les garçons et les filles, les garçons disent des insultes dégradantes. Les insultes sont graves et la violence est au rendez-vous. Le langage déformé peut détruire l’humanité. Ils ne supportent plus la différence de l’Autre. La vie de chacun doit être accompagné d’un langage, et d’une parole, et on doit le respecter car c’est la langue avec laquelle il est né. L’école est très importante pour enlever toutes ces insultes car grâce au théâtre et à la danse, on peut déstresser et oublier la banlieue. Ils ont été sensibles à ce que l’Education Nationale n’aide pas spécialement les professeurs. Ces adolescents sont conscients de l’impasse de l’usage provocateur qu’ils font de la parole et de son malentendu.

L’école et la langue : La fonction d’appel de la parole et faire tourner du langage

Cette langue que parlent certains adolescents de la cité, je l’appelle la langue de l’authenti-cité. De fait, pour eux, c’est ainsi, ils parlent comme ça car ils se veulent authentiques, et entendent jouir de la langue comme ils le veulent. (3) En effet, si la fonction du langage est d’appareiller la jouissance de l’être (4) et de lui permettre d’inventer sa propre façon de dire, en même temps elle lui offre la possibilité de trouver dans les mots une certaine jouissance de la langue (5). Comment faire valoir ce paradoxe fondamental du langage, qui à la fois permet à un sujet d’identifier une part de son être tout en mortifiant sa jouissance de vivant ?

L’école, par l’utilisation du langage qu’elle promeut, est le lieu où se rejoue pour chacun ce qui fait la base du lien social, soit la fonction d’appel à l’Autre. Classe vient du latin classis –appel– qui se rattache à calare –appeler–. Cela tombe bien car pour nous, le langage se structure essentiellement sur sa fonction d’appel et d’articulation à un Autre.

Rimbaud (6) parlant de l’enseignement et de la transmission du savoir à son professeur de rhétorique, dit que l’on serait plus dans «  la vraie vie (7) » en suivant sa propre voie et en refusant ce qui à l’école mortifie cette « vraie vie », soit ce que lui nomma la poésie objective qu’il ne pu loger dans le discours établi par l’école. Freud dit que l’école ne doit pas « vouloir être plus qu’un jeu de vie » . C’est ce que j’appelle faire tourner l’usage du sujet (8), en faisant attention non pas au langage comme communication, qui n’a jamais été l’essentiel du langage, mais à ce qui se véhicule dans l’usage du langage. Le professeur n’est pas là essentiellement pour enseigner un savoir mais pour faire valoir l’usage de la langue articulée qui véhicule justement le savoir. L’essentiel de l’acte d’enseigner dépend « de l’aisance naturelle dans l’échange, l’absolue transparence de la pensée, la volonté farouche de traduire le message à transmettre, autant de fois que nécessaire, dans toutes les langues de l’imagination et de la raison ». Pour Carole Diamant « il s’agit d’un miracle de la communication » où « il est question d’être entièrement engagé. » (9)

« Le véritable pouvoir, le seul ? du professeur, c’est celui de fabriquer sa classe. Qu’on nous l’enlève et nous sommes réduits à néant. Mais comment y parvenir quand je ne lis plus rien dans les yeux de celui qui me fait face »(10)

Dette symbolique ravie et insécurité langagière

L’école est rarement pour l’élève le lieu où créer un véritable dialogue car la conversation n’est pas ce qui a organisé sa vie jusque-là. Elle n’est pas non plus prévue pour ça. C’est plutôt l’âge du silence, de l’errance, de l’invention d’une langue provocatrice, pour se protéger de ce qu’il faudrait nommer l’insécurité langagière (11).

Un adolescent de la banlieue de Bordeaux m’a dit un jour qu’il « était humilié par personne interposée (12) » lorsqu’il me parlait de l’échec social de ses propres parents qui sont au chômage « mon père pue la défaite, il ne ramène pas le pain à la maison. » Beaucoup d’entre eux sont dans une sorte de précarité symbolique, où pour certains « la dette symbolique leur a été ravie.(13) » Alors pour ceux-là, l’école est devenue un lieu discrédité, porteur d’une humiliation possible, sans espoir d’un avenir où ils puissent loger quelque chose de leur destin.

Cette insécurité langagière pousse certains des élèves à rejeter l’école de façon désespérée, puisqu’elle ne reconnaît pas l’élève dans son projet de vie (14), si irrationnel soit-il. L’adolescent use de la riposte, voire maintenant de l’injure ou de la provocation langagière. C’est pour faire face à cette insécurité langagière que pour déjouer la provocation où la violence, qu’il faut faire tourner le langage.

De « Mais jusqu’où peut-on aller ? » à « Je n’ai pas été formé pour ça, »

«  Mais jusqu’où peut-on aller ? », « On est là pour transmettre un savoir, mais justement quand on sort de notre rôle d’enseignant, et qu’on les écoute, où faut-il s’arrêter ? (15) » . Une professeure atteinte dans ce qu’elle est en tant qu’être par le récit douloureux d’une de ses élèves, montre comment elle été touchée dans son corps, ce qui fait dire à Catherine Henri que les professeurs sont des écorchés vifs : « Le corps enseignant n’a pas de vapeurs, il a la peau à vif. (16) »

Cependant, certains professeurs disent aussi : «  Je n’ai pas été formé pour ça.(17) » Ce ça qualifie à juste titre ce qui recouvre des domaines aussi variés que la mauvaise éducation des enfants par la famille défaillante, les dégâts culturels liés au chômage et à l’exclusion, la perte des valeurs civiques qui s’ensuit. Mais c’est aussi, la violence dans certains établissements, les disparités linguistiques, le retour du religieux mais aussi la télévision, les jeux électroniques. Ces enfants que Leila Larbi nomme «  enfants désaccompagnés » se retrouvent seuls face à ce réel propre à chacun et déduit de cette réalité symbolique précaire.

Comment avec Freud s’orienter dans ce ça ?

Freud fait référence en 1914 dans « La psychologie du lycéen (18) » , à « la chambre d’enfant, et à la maison familiale » comme étant les lieux où se construit ce qu’il y a de plus intime et singulier pour l’enfant. Le moment de la rencontre avec les premiers objets d’amour et d’identification est ainsi le lien fondamental de son existence, mais ne « doit pas être excusé (19) » pour autant. Il y a donc là une part de responsabilité qui revient à l’adolescent et sur laquelle le psychanalyste peut situer ce qui fait le cœur de son opération. Freud insiste sur ce qui se passe à l’adolescence, là où s’amorce un changement de la relation au père, donc au savoir, dont « on ne saurait assez surestimer l’importance ».

L’enfant commence à regarder à partir de sa chambre d’enfant, à travers le cadre de sa fenêtre cette « distraction vaguement hygiénique » comme dirait Rimbaud. Il regarde ailleurs, « pressé de trouver le lieu et la formule (20) » pour y loger sa vraie vie. C’est le moment des découvertes ruinant « sa haute estime du père et favorisant son détachement d’avec ce premier idéal (21). » C’est dans cette phase de détachement de l’autorité parentale, tâche la plus douloureuse mais nécessaire de l’adolescent, que « survient sa rencontre avec les maîtres ».

Si l’adolescent apprend à critiquer son père, il a de bonnes raisons de le faire aussi de ses professeurs car s’ils peuvent être des points d’appui, ils sont surtout des substituts parentaux sur lesquels se transfèrent les relations affectives qui peuvent venir troubler sa conduite scolaire.

Les maîtres d’école, dit-il, ont à assumer un héritage sentimental : ils rencontrent des sympathies et des antipathies auxquelles ils n’ont eux-mêmes que peu contribué. Les adolescents adressent leur ambivalence familiale. Freud lui-même nous dit de sa vie de dix à dix-huit ans, rythmée par les rencontres avec ses professeurs « un courant souterrain jamais interrompu se portait vers ces derniers ». Freud précise que l’école ne doit pas oublier qu’elle « a affaire à des individus encore immatures, auxquels ne peut être dénié le droit de s’attarder dans certains stades, même fâcheux, de développement ». Il nous invite ici à ne pas reculer devant le « fâcheux » qui est sa version de l’échec scolaire, et à nous situer par rapport à lui. L’école ne doit pas revendiquer pour son compte « l’inexorabilité de la vie, elle ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie. » Formidable programme d’éducation freudienne qui devrait pousser à l’invention et à la création de lieux favorisant le jeu de l’esprit et favorisant l’insertion dans le lien social en se faisant instrument du symptôme. C’est à ce qui n’a pas sa place dans le monde que Freud demande d’accorder la plus grande attention.

Freud nous dit aussi comment l’adolescent entend offrir ses services au savoir, en tant que ce savoir est une arme de combat dans la vie et peut-être une «  consolation sans égale » à ce qui peut faire errements ou douleurs. Hannah Arendt précisera plus tard que les adultes doivent se montrer responsables du monde qu’ils offrent à leurs adolescents, en sachant dire oui à l’élément de nouveauté que porte en lui chaque adolescent. Leur demande paradoxale de respect même s’il se montrent irrespectueux n’est ni plus ni moins que la quête d’un regard nouveau que l’on porterait sur eux. Freud insiste aussi sur le fait qu’il peut y avoir un moment logique de silence, qui est à respecter pour chaque adolescent, un droit à ne pas tout savoir, car plus tard le sujet pourra trouver les mots, si le lycée peut être un lieu qui offre une place vide d’où il pourra trouver sa réponse.

Notre modernité ironique

En 2009 la réponse à la question ne se pose cependant plus dans les mêmes termes qu’en 1914, l’autorité parentale dont doit logiquement se détacher l’adolescent et le savoir que doit lui transmettre le père ou son substitut, le professeur, ne sont plus à la même place.

Les désirs de l’enfant sont transformés en besoins, en impératif de jouissance qui répondent à la gourmandise de son surmoi, sans qu’il apprenne ou sache demander à l’Autre. Il veut tout et tout de suite comme s’il savait ce qu’il voulait. Le monde de la consommation anticipe les désirs de l’enfant, transformés en besoin de satisfaction immédiate, pour jouir de ces objets plus-de-jouir qui ne cessent d’être produits pour lui. L’enfant est de plus en plus instrumentalisé : un enfant client, consommateur accédant très vite à la notion de propriété privée (22).

Il devient incapable de supporter le manque, de nommer ce qu’il désire (23) et « la chambre de l’enfant » est envahie par l’Autre de la machine du capitalisme pulsionnel (24). L’enfant branche avec sa télécommande à la main, son corps pulsionnel directement sur la machine. Il se trouve en proie à un surmoi féroce qui le pousse à un vouloir jouir de tout, où bien et mal s’équivalent. D’où la question : comment l’adolescent moderne se débrouille-t-il de cet en trop de consommation face à la présence de l’adulte lorsque celui-ci lui parle voire lui demande quelque chose d’imprévu au programme de sa machine ?

Les adultes n’y peuvent pas ou plus grand chose (25). Ainsi l’enfant se trouve réduit au silence de l’objet qui a pris la commande de son être en venant complémenter son manque à être et son manque d’objet. La lecture n’est plus nécessaire. Elle n’a plus cette fonction d’engendrer l’imaginaire et la création. « Elle crée des images qui n’existeront jamais qu’au secret de leur tête (26) » . L’informatique a remplacé le livre et sa part de rêve. La fenêtre qui faisait rêver Rimbaud de fantômes de futurs luxes nocturnes (27) est devenue virtuelle. L’enfant est directement branché sur un monde immédiat sans la médiation de l’Autre, ce qui rend difficile à l’école un espace vide rendant possible l’intervention de l’Autre. Le drame paradoxal de l’humain est là : l’enfant a accès à un monde virtuel sans la rencontre de la présence désirante et énigmatique de l’Autre. Sans le complexe du prochain (28), celui qui est là, tout proche présent pour dire ce qui est recommandable ou pas, ce qu’il faut faire ou pas (29), celui qui ouvre au monde de l’éthique et qui attribue des qualités aux choses du monde, l’adolescent est livré au monde de tous les possibles, avec une imagination en prise directe sur l’image virtuelle qui le pousse au « dérèglement de tous les sens ».

L’époque actuelle a donc imposé son langage binaire de la modernité ironique, celui où l’objet de consommation est devenu plus important que l’idéal de transmission de valeurs symboliques, où le sujet dans cette délicate transition de l’adolescence éprouve « la crise de la langue articulée à l’Autre du savoir » (30). Notre hypothèse est que ce langage uniforme et standardisé est en train de modifier l’usage de la parole, la langue articulée, celle du sens commun et l’adresse à l’Autre liée à sa rencontre.

Le professeur se trouve donc dans un face à face inédit avec l’adolescent consommateur, voire addictif, habitué à se satisfaire de ses sensations immédiates en se branchant sur l’Autre de la machine. Il obtient des ersatz de connaissances qui lui sont offerts gratuitement et sans bouger mais surtout « On a l’impression qu’on pourrait tout faire, de chez soi, avec un écran d’ordinateur, alors à quoi bon l’humain ? » (31) . L’enfant et l’adolescent sont habitués à satisfaire leurs besoins immédiats et ne savent plus y faire avec la rencontre d’un autre porteur d’un désir de les instruire. Cela nécessite une perte de leur position de jouissance immédiate et un consentement à la présence d’un Autre vecteur d’une médiation humaine. L’adolescent ne sait plus comment faire avec ce manque ainsi introduit faute d’avoir su y faire avec le sien quand il était enfant. La rencontre de l’Autre qui veut lui apprendre, l’Autre qui se montre exigeant et désirant, au mieux l’inquiète, au pire lui fait peur, est la source de nombreuses phobies scolaires ou de refus de l’école. Le collège n’a pas pensé l’accueil des adolescents modernes et la nouvelle modalité de transmission du savoir. Le professeur n’est plus le seul par qui le savoir arrive, diffracté par mille canaux. Ceci entraîne des modalités de réponses différentes et des conséquences inédites sur la formation de nouveaux symptômes. Ainsi le refus scolaire ou la mise en place de pratiques de ruptures mettent en échec la fonction de la rencontre « de point d’appui » du professeur.

A quoi ça sert de ne pas savoir ?

Ne pas consentir à en passer par le savoir précipite le sujet dans une impasse qui ne fait que redoubler son insécurité langagière (32). La structure du langage est fondamentalement insécurisante car elle comporte un espace vide, un trou, une perte d’une valeur de jouissance. Pour se séparer de cette valeur incluse dans la pensée, dans ce signifiant « tout seul » qui arrive et qui lui prend la tête, il lui faut consentir à s’articuler à l’Autre.(33) Le professeur ne doit pas lâcher cette façon de bien dire, ce que l’on est ou ressent, pour rompre l’isolement de la souffrance et permettre à l’élève de se dégager de la lettre en souffrance, qui l’enferme à son insu et l’empêche de s’articuler à un autre savoir qui lui servirait à oublier ce qu’il est. L’élève qui demande « à quoi ça sert ? » le savoir, a l’illusion que tout seul, il s’en sortira. Il pense qu’il sait, qu’il a la vérité de son être, et c’est ça qui le conduit à l’errance d’abord dans la langue puis au-dehors.

«  A quoi ça sert ? » est un dit, un énoncé pour rester confiné dans son ignorance, l’une des passions de l’être. Catherine Henri explique que ne pas y répondre serait perdre la face, c’est-à-dire toute légitimité. Elle fait état des réponses possibles (34), tout en faisant valoir que seule la réponse valable serait : «  A quoi ça sert de ne pas savoir ?(35) » pour se donner la possibilité d’examiner le niveau de ce refus.

Quelle marge de manœuvre a-t-on ? Le savoir est du côté de l’enseignant et pour le recevoir l’élève doit s’orienter vers la rencontre avec la façon dont l’enseignant s’y prend et sait rendre présent son savoir qui n’est jamais complètement dit. Il y a la rencontre nécessaire d’un manque structurant son rapport à l’Autre. Pour qu’un sujet consente à rentrer dans le savoir de l’Autre, à s’orienter vers lui, il faut qu’il lâche cette position de jouissance, qu’il se sente « divisé » et attiré vers ce que l’Autre a à lui transmettre.

D’où l’importance de la présence du professeur qui vient occuper et rendre vivante cette place de savoir. L’enseignant doit savoir mettre de l’enthousiasme dans la transmission de son savoir. Plus il manifestera que là est la cause de son désir, plus l’élève fera de lui le destinataire d’un désir de savoir. C’est ce désir de transmettre qui peut amener l’élève à se vêtir des valeurs du professeur. Le sujet résiste à devenir cet élève qui apprend. Mais cette résistance peut aussi venir du professeur qui se retrouve ainsi en insécurité langagière puisque son discours tourne à vide et qu’il n’a pas saisi, qu’à notre époque, la façon du jeune de s’inscrire dans la langue du sens commun a changé.

Faire face à cette autre résistance

La part négative de tout être humain, c’est celle qui peut mener l’élève à penser qu’il est un zéro, si on le laisse tout seul à refuser l’Autre. Cette question du refus est essentielle, car certains jeunes, peu assurés dans la langue, sont pris alors dans un corps à corps. Ce qui prévaut c’est le rapport de l’image à l’autre dans une captation imaginaire : ils se trouvent pris dans l’axe du regard. Face à celui qui arrive, c’est lui ou moi. Armelle Legendre parle de rapport de force épuisant, ou même d’état de guerre. Quant à Pierre François il décrit comment cette violence ordinaire peut amener à la formule guerrière « tuer ou être tué » ce sont alors deux résistances qui se font face.

Or ni l’élève ni l’enseignant ne peuvent rester seul face à sa résistance. Nous avons créé au collège Pierre Sémard à la demande de son principal, un espace de conversation inter-disciplinaire (36) où les professeurs peuvent témoigner des manières dont ils s’y prennent quand ils sont dans des impasses ou quand ils « savent y faire » avec leurs inventions ou leurs bricolages. Les professeurs engagés aussi dans d’autres laboratoires du CIEN témoignent dans les conversations faites à propos de leur travail dans leurs classes (37) comment ils contribuent à « apporter du nouveau » sur cette désinsertion scolaire (38). Cela permet d’inviter les professeurs à ne pas hésiter à se décaler par rapport au programme préétabli afin de faire connaissance au-delà de l’élève avec le sujet de la parole qui déploie sa biographie orientée par le réel de sa souffrance. Amorce d’un effet sujet, ce temps de conversation vise les possibilités d’offrir au sujet-élève une réconciliation avec le savoir et donne l’occasion d’attraper un petit fil de travail avec lui en tentant de retrouver ses signifiants maîtres identificatoires, et de repérer la localisation de ses difficultés.

Ces conversations permettent d’isoler, dans ce que nous nommons vignettes pratiques, ce que le sujet refuse afin d’établir un « diagnostic des possibilités ». Il s’agit de savoir établir l’exigence éducative en fonction de là où il en est, ce que Freud nommait « stade fâcheux de son développement ». Ainsi ce jeune collégien peut retourner le qualificatif de « fainéant », dont l’Autre l’a estampillé jusqu’alors, en se qualifiant, pour la toute première fois, de « celui qui manque de confiance » – nomination qui marque le début d’une trajectoire le conduisant, lui qui jouait des gros bras en classe à ne plus les baisser devant les mathématiques.

Cela permet aux enseignants en difficulté de ne plus être seul face à un métier qui est autant de désir que de savoir. Dans la conversation, nous soutenons que la parole a encore une efficacité sur le réel de la souffrance, permettant aux sujets de ne pas abandonner leur vie, même précaire, entre les mains de quelque figure du destin. Une marge de liberté de choix et de changement possibles existe malgré les nécessités qui déterminent l’existence, offrant du nouveau sur le refus scolaire aussi bien des élèves que des enseignants exténués (39).

Un pari de construction fondée sur la rencontre de la présence du professeur

Même à l’époque d’Internet, nous devons parier sur l’école et sur la présence humaine des professeurs, nous n’avons pas le choix pour l’éducation de nos enfants. D’ailleurs est-ce si sûr que ça que certains adolescents rejettent leurs professeurs ou l’école ? Ne réclament-t-ils pas plutôt des professeurs qu’ils soient Présents, mais d’une façon plus authentique, plus vraie, sans se contenter d’appliquer un programme ? Seul le professeur peut « dire oui » à l’élément de nouveauté que porte en lui l’adolescent. Si on les laissait «  mettre en route tout ce qui dort en eux », les élèves apprendraient car « ils ont envie d’apprendre » (40). «  Peut-être qu’aujourd’hui l’école est là pour que l’humain arrive et c’est une mission formidable. Pourquoi rabaisse-t-on toujours l’humain ? (41) » Il faut inventer une autre façon de mettre les élèves au travail, mais Inventer est un mot qui fait peur, car on préfère se replier sur la nostalgie d’un temps où l’ordre régnait. Pour mener l’enfant de son « hors circuit », du lieu où il court-circuite sa relation à l’Autre, pour l’intégrer vers un circuit plus long à l’intérieur duquel il puisse prendre, surprendre et (se) laisser surprendre, suppose aujourd’hui de savoir inventer des conditions, qui font place au sujet qui est dans l’enfant et qui se trouve dans ce lieu en place d’être un élève, ouvert à l’être de l’autre, mais aussi faire place au sujet enseignant inventif plutôt que reproducteur, artiste autant qu’artisan.

Chaque professeur doit construire sa présence active,en subvertissant la loi du pédagogique par la loi du désir, la loi de la dimension du sujet. Tel est le thème du livre « Au Front des classes de Noelle De Smet (42) . Comment faire pour que se rencontrent la dimension désirante de l’enseignant et la dimension subjective du sujet ? (43)

Pour trouver des ouvertures possibles permettant aux élèves d’à nouveau désirer le savoir, il est important de consentir à leur laisser une part pour qu’ils apportent leur petite invention. Il s’agit donc plus d’une école de construction de la différence basée sur la rencontre et l’amour de l’être de l’autre que sur celle d’une expérience. Vivre une épreuve du point de vue de la différence. Il est peut-être plus qu’autrefois nécessaire que chacun soit reconnu dans sa particularité, dans son mode singulier de jouissance tant pour les élèves que pour les enseignants.

Même si enseigner est impossible, des professeurs comme ceux du livre Comment se faire entendre à l’école ? et Noelle De Smet ne cèdent jamais. Sans relâche, ils contrent cet impossible par l’invention, par la prise en compte des sujets, en faisant de l’impasse un levier pour mettre en mouvement un désir qui est le petit détour qui subvertit le discours enseignant. Le professeur, qu’il le veuille ou non, opère aussi à partir de comment il se débrouille pour « être homme ou femme », « être père ou mère ». Des professeurs font la preuve qu’il est possible de tracer et ouvrir, chaque fois pour la première fois, un nouveau sentier, une voie « nouvelle » dans la forêt de l’impossible d’enseigner. (44)

Deux enjeux sont toujours fondamentaux : Rendre les élèves plus présents aux professeurs dans ce moment de rencontre avec la transmission du savoir, plus responsables dans ce lieu de construction de la vie qu’est l’école. Cela ne peut se faire aujourd’hui sans que l’école retrouve sa fonction essentielle de lieu de « mise au travail » au « un par un », de construire à partir de l’Un pour aller vers le deux soit passer de l’identité à la différence. Grâce au savoir qui s’y transmet par la présence exigeante des professeurs, l’école doit être le lieu où chacun apprend à savoir y faire au mieux avec les choses essentielles, voire impossibles, de la vie. Cet apprentissage suppose de prendre en compte la dimension des autres et du collectif, ce qu’Armelle Legendre nomme «  une initiation à la vie civique » sur laquelle insiste aussi Leila Larbi, en parlant de «  la nécessité d’une formation à la citoyenneté », ce que je nomme aussi une civilisation de l’injure. Ce n’est pas un préalable, mais le signe que le langage a tourné dans la classe que les élèves ont consenti à abandonner une part de leur jouissance immédiate pour le savoir et que les enseignants ont consenti à ne pas tout savoir.

Philippe Lacadée

1 - Badiou Alain, Éloge de l’amour, Flammarion, 2OO9, p 26

2 - Classe de Céline Baliki

3 - Lacadée Philippe, L’éveil et l’exil, Editions Cécile Defaut, 2OO7 p 103-114,in Cf aussi François Bégaudeau Dans la petite Girafe, n 24, p 128 qui lui parle de langue orale, cousue au corps faite d’élisions : « j’me sens pas bien » , d’où la nécessité de savoir introduire l’écart et le malentendu, car alors on discute.

4 - Lacan, Jacques, Séminaire XX, Encore 1972-1973, Seuil , 1975, p 52 .

5 - Rimbaud Arthur : « Je fouaille la langue avec frénésie. » in Œuvre vie, Arlea,1991, p 458.

6 - Rimbaud, Arthur, « Lettres à Georges Izambard du 13 et 15 mai 1871 » , op. cit., p 183.

7 - Freud, Sigmund, « Pour introduire la discussion sur le suicide », in Résultats, idées, problèmes Tome I, 1890-1920, PUF, 1984, p 132.

8 - Lacan, J, « Mon enseignement, sa nature et ses fins » in Mon enseignement. Seuil Octobre 2OO5, p 112, repris in Avant propos, « Faire tourner l’usage du sujet », Avant propos à L’éveil et l’exil, op.cit.,p 7-13.

9 - Diamant Carole, Ecole, terrain miné, Liana Levi, 2005, p 36

10 - Diamant, Carole, op., cit.,, p 26.

11 - Rossetto Joseph, in Une école pour les enfants de Seine-Saint-Denis, L’harmattan, 2004, et Jusqu’aux rives du Monde Striana Editions, Décembre 2007. (Expression avancée par J Rossetto différente de ce que dit le linguiste Bentolila dans son livre Tout sur l’école, où lui parle d’insécurité linguistique.)

12 - Lacadée Philippe, « La demande de respect : un des noms du symptôme de l’adolescent » in Le malentendu de l’enfant, Payot Lausanne, 2OO3, p 332

13 - Lacan J, Séminaire Livre VIII, Le transfert, Paris, Le seuil, 1991, p 354.

14 - Rossetto Joseph Jusqu’aux rives du monde Striana Editions, Décembre 2007. (Thése fondamentale de son projet : créer Une école de l’expérience offrant à chaque enfant la chance d’y trouver son projet de vie.)

15 - Lacadée Philippe, « Faire ses classes à l’école, » in L’éveil et l’exil op., cit., p 154.

16 - Henri Catherine, Un professeur sentimental, Des écorchés, P.O.L, 2005, p 29.

17 - Pennac Daniel, Chagrin d’école, Gallimard, p 272

18 - Freud Sigmund, Sur la psychologie du Lycéen, in Résultats idées Problèmes, tome I, PUF 1984.

19 - Freud S, 1914, Sur la psychologie du lycéen, op., cit.,1984 p 231

20 - Rimbaud Arthur, Vagabonds, in Œuvre-vie, Editions du centenaire établie par Alain Borer, Arlea, 1991, p 349

21 - Freud S, 1914 Sur la psychologie du lycéen, op., cit., p 23O

22 - Pennac Daniel, Chagin d’école, Gallimard 2OO9., p 287.

23 - Zeh, Julie,La fille sans qualité Actes Sud,2007, p 12 3 Nous décrit très bien combien ces adolescents veulent tout tout de suite, « seul le temps est la seule chose qui manque aux hommes. »

24 - Meirieu Ph, Lyon le 15 décembre 2008 lors de son invitation à la présentation de mon livre L’éveil et l’exil dans son université, terme prélevé à Bernard Stiegler.

25 - Pennac, D, « Il y a là une telle confusion qu’aimer son enfant a été remplacé par aimer ses désirs qui en fait sont des besoins de satisfaction, lesquels s’expriment comme des besoins vitaux. Pour l’enfant, les preuves de l’amour passent par l’achat de ses objets. » op., cit., p 288

26 - Benameur, J, Présent ?,Denoel, 2006, p 80

27 - Rimbaud Arthur, Vagabonds, in Œuvre-vie, Editions du centenaire établie par Alain Borer, Arlea, 1991, p 349

28 - Nebemmesch, Freud Sigmund, Esquisse pour une psychologie scientifique, Naissance de la psychanalyse, PUF, 1956. p 337. Freud entend par là la personne secourable apportant une aide extérieur.

29 - Miller J A, L’invention psychotique, in, Quarto 80/81, Revue de psychanalyse publiée à Bruxelles, Ecole de la cause freudienne, p 6. « La bonne éducation, c’est pour une bonne part l’apprentissage des solutions typiques, des solutions sociales pour résoudre le problème que pose à l’être parlant le bon usage de son corps et des parties de son corps : avec celle-ci, il faut faire ça, avec telle autre, il ne faut pas faire ça. »

30 - Lacadée Philippe, « Adolescence : La crise du langage », in Quarto 93, Revue de psychanalyse publiée à Bruxelles, Ecole de la cause freudienne, Juin 2OO8.

31 - Benameur, J, op., cit., p 17

32 - Bégaudeau François, décrit très bien comment en tant que professeur de français, il ne recule pas devant la façon de parler de ses élèves, et ce jusqu’à leur faire front dans l’usage des mots, pour exiger d’eux qu’ils s’expriment de façon correcte même pour dire leur insupportable : « on ne dit pas insulter de pétasses…on dit insulter tout court…ou traiter de… », il procède ainsi jusqu’à ce que ces filles disent à bout d’argument, qu’au fond le sens du mot pétasse n’était pas du tout celui du sens commun d’où le malentendu de cet affrontement, pour elles en effet pétasse voulait dire prostituée d’où leur sentiment d’avoir été insultées. Entre les murs, Editions verticales, Gallimard, Janvier 2006 pp 77-87.

33 - Lacadée Philippe, « Des adolescents au collège pas sans leur professeurs, » In Jusqu’aux rives du Monde,Op.cit. pp 153-186,

34 - Henri, Catherine, De Marivaux et du Loft, A quoi ça sert ?, P.O.L, 2003, p 41.

35 - Henri, Catherine, op.cit., p 47

36 - Laboratoire de recherche interdisciplinaire de Bobigny : Le conseil des enseignants, sous la responsabilité de Joseph Rossetto, principal du collège et de Philippe Lacadée, avec Ariane Chottin (psychologue clinicienne et écrivain) et Valérie Guidoux (écrivain qui à chacune des réunions de ce laboratoire et établi des comptes-rendus sans lesquels ce travail n’aurait pu se faire). Conversation organisée dans le cadre de laboratoire de recherche du CIEN (Centre Interdisciplinaire sur l’ENfant) que ce soit dans des lieux scolaires ou ailleurs. Nous aborderons ici l’expérience du laboratoire du CIEN qui s’est déroulé pendant 5 ans au Collège Pierre Sémard à Bobigny. C’est de cette expérience que le cinéaste Philippe Troyon a fait un film : « Quelle classe, ma classe. » diffusé sur TV5 le 9 Janvier 2007.

37 - Lacadée Ph, Conversation dans une classe de Quatrième in Le malentendu de l’enfant, Op., cit., pp399-411.

38 - Parfois comme en témoigne le livre du CIEN-CRDP Aquitaine, 2OO8, Comment se faire entendre à l’école ?,des conversations s’organisent aussi dans des temps de classes avec les adolescents en présence de professeur.

39 - Lacadée Philippe, « L’école une chance d’être responsable de ce que l’on y reçoit » Le malentendu de l’enfant , Op., cit., pp 367-378.

40 - Benameur, J, op., cit., p 95

41 - ibid, p 97

42 - De Smet Noelle, Au front des classes, Editions Talus d’approche, 2005, Bruxelles.

43 - C’est ce dont témoigne aussi les professeurs et les élèves dans le livre Comment se faire entendre à l’école ? 2OO8

44 - Baio Virginio Post Face à Au front des Classes, op., cit., p 154