L’enfant vient au monde prématuré et démuni. Il ne peut grandir que s’il est introduit dans le monde par des adultes qui se montrent responsables de l’élément de nouveauté qu’il incarne en arrivant dans la maison, puis plus tard, adolescent, dans la cité. Là, il lui faut apprendre à partir de ce qu’il éprouve dans son corps , les règles de vie de ceux qui l’accueillent. L’enfant qui arrive ne choisit pas ce à quoi il doit être éduqué, il le fait grâce au discours qui s’établit pour lui autour de son corps vivant. Il sera toujours partagé entre un oui et un non. La langue avec laquelle il va s’exprimer n’est pas non plus choisie par lui, elle s’impose à lui à partir de paroles entendues, comme les coutumes avec lesquelles il va devoir vivre, se construire une identité, apprendre à échanger et partager.
Pendant sa scolarité obligatoire, il apprend à « savoir y faire » avec les disciplines qu’il recevra et c’est là que, pour lui, il est plus important de rencontrer un maître authentique qui sait y faire avec le désir de transmettre qu’un maître autoritaire qui s’aveugle sur le programme. L’enfant ne peut choisir ses objets d’apprentissage, il a à être éduqué. La demande de respect de certains adolescents qui, de façon paradoxale, se montrent irrespectueux, nouveau symptôme moderne de l’impasse de notre civilisation, se justifie peut-être du simple fait qu’ils n’ont pas trouvé en face d’eux des adultes responsables de ce qu’ils offrent à leurs enfants. Aucun respect ne peut justifier ici l’abstention éducative.
On ne peut abandonner l’enfant sans lui transmettre les moyens d’être au monde, d’habiter le monde commun, de comprendre ce monde afin d’apprendre à y vivre ensemble. Mais, si l’enfant a besoin d’être éduqué en raison de son caractère fondamentalement prématuré, cela assigne aussi la transmission à la nécessité de retrouver le désir de transmettre qui prévaut à son existence, « car nul ne peut sceller le destin d’un enfant à sa place. » Le sujet de la modernité est peut-être plus condamné qu’autrefois à déchiffrer lui-même son histoire, sans l’appui symbolique lui permettant de mettre son destin en perspective, et se retrouvant plus seul qu’avant, face à son destin.
Accueillir ceux qui arrivent en leur ouvrant les portes d’un avenir possible à partager ensemble, ne peut se faire sans l’attention nécessaire à la marque de ce qui rend à chacun sa présence si singulière. Donner à l’enfant et à l’adolescent les moyens de s’incorporer une culture sans l’assigner à la reproduire aveuglément, de s’approprier une tradition, des connaissances et des valeurs dont ils devront aussi pouvoir se détacher, voilà ce qui permettra, non sans difficulté, que nos adolescents se construisent ,avec notre soutien, leur propre avenir afin de prolonger l’existence du monde dont ils deviendront les principaux acteurs.
Acceptons et revendiquons l’existence de transmissions singulières qui enrichissent notre mode commun : transmission d’une histoire familiale, transmission « de sensations immédiates » qui enrichissent notre poésie, d’une façon de penser les choses de la vie, de savoir-faire originaux et porteurs de richesses anciennes. Ces transmissions singulières s’inscrivent sur un fond commun, toujours à réinventer, qui les rend possibles. Pas de transmissions individuelles ou groupales, sans leur véhicule essentiel, la langue vivante, en dehors d’un monde ayant un minimum de dignité symbolique qui permette à celui qui transmet, comme à celui qui reçoit, de s’en trouver symboliquement lié, mais aussi, de pouvoir converser l’un avec l’autre, à condition de faire valoir l’importance de la parole et le respect de l’énonciation de l’autre. Ce monde commun ne doit pas être celui du seul profit, mais celui d’un dire où l’on profite de ce que nous dit l’autre, où l’on retrouve le goût des mots et de ce qui, dès lors, nous rassemble, mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de nous bousculer les uns les autres sans respect de ce qui fait la place de chacun.
Ce qui rend, là, notre société si difficile à supporter, c’est que le monde qui s’installe entre les adolescents n’a plus le pouvoir de les rassembler, de les relier, ni de les séparer. Le socle symbolique commun, fondement même de notre existence collective, reste très fragile dans « notre modernité ironique » où le savoir transmis de l’autre n’est plus à la même place. La fenêtre virtuelle a envahi la chambre de l’enfant qui ne trouve plus celle qui, autrefois, faisait dire à Arthur Rimbaud que c’est en regardant, à travers elle, tout en prenant appui sur son cadre, qu’il trouverait « Le lieu et la formule », formule toujours ailleurs, en-dehors de la maison, là où se trouverait pensait-il, « la vraie vie », ou « la liberté libre. »
En ce sens, si le savoir de l’adulte fonctionne encore pour l’enfance, il apparaît pourtant bien incapable de mobiliser d’une façon identique aujourd’hui, des adolescents qui, bien que toujours en attente d’objets d’investissements à fort pouvoir symbolique les veulent plus immédiats, capables de répondre dans l’instant à leur quête identitaire. Les connaissances et compétences du socle commun ne sont plus porteurs comme avant d’une certaine ambition, ni d’une possibilité de voir la vie autrement lorsqu’on les transmet sans le souci de les orienter d’une façon qui soit agalmatique. Les adolescents d’aujourd’hui ne construisent pas ou plus leur identité autour des seuls savoirs scolaires. La plupart les rencontrent, certains les assimilent, plus ou moins bien. Ils consentent à les examiner mais dès qu’ils le peuvent, ils s’absentent, mentalement et physiquement, de l’École par exemple, car leur véritable pole d’identification se joue ailleurs, dans ce qu’il cherche de cette vraie vie, plus active, plus branchée. Certains se construisent leur univers ailleurs, au sein du clan ou de la bande, par la musique ou autres inventions, dans les jeux électroniques ou les univers virtuels.
La question essentielle à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui est celle de la transmission d’une langue vivante où doivent se nouer le savoir des anciens et le savoir nouveau inventé par nos jeunes, mais pas à partir de rien. Voilà le monde à partager entre générations, un monde qui puisse, aussi, permettre à des adolescents d’origines et de sensibilités différentes de se parler et de prendre en charge la part de responsabilité qui leur revient, celle qui assurera leur avenir, mais pas sans une nécessaire prise de risque.
Pour devenir un homme responsable, l’adolescent doit parvenir, à la fois, à incorporer ce qui lui est offert dans un don de parole, par ceux qui le précèdent et à s’en démarquer pour exister dans sa propre identification. Il ne peut le réaliser qu’à partir de la façon dont il arrive à traduire, avec ses mots à lui, cet élément de nouveauté qu’il sait être et qu’il porte en lui, surtout au moment où dans l’adolescence, son corps et ses pensées se transforment. Les adolescents, aujourd’hui, vivent souvent la sensation à même leur peau, d’être des écorchés vifs, tout comme beaucoup de leurs professeurs d’ailleurs. Pris entre la présence souvent en souffrance des éducateurs qui ne savent plus quel monde commun leur transmettre et les marchands de la virtualité qui leur proposent de s’acheter à bas prix une identité virtuelle sans en payer le prix symbolique, ils entrent dans l’errance moderne où le vagabondage a pris une autre allure que celle qui était si chère à Rimbaud. Sans « cette dette symbolique qui leur a été ravie », comme le dit Lacan, ils deviennent les adeptes de style de vie où souvent, c’est la surenchère des transgressions qui vient se substituer au défaut de la loi symbolique.
Les cités modernes n’ont plus rien de la Cité d’autrefois. Ici, la nostalgie n’est pas de mise, mieux vaut savoir être à l’écoute de ce qu’ils inventent, même si cela introduit un certain inconfort. Quels lieux capables d’incarner un monde commun possible de conversation restent-ils encore dans nos cités modernes, lorsque, seul demeure le silence bruyant des supermarchés de l’hyperconsommation à offrir une multitude de produits auxquels se brancher en court-circuitant la relation de parole à l’Autre ? S’identifiant entre eux comme branchés, croyant y dissoudre ce qui faisait leurs soucis, ils ne savent plus y faire avec le manque qui leur ouvrirait la porte du désir. Dès lors, certains refusent la présence de l’Autre qu’ils jugent trop exigeante et qui embrouille leur mode de pensée. Voulant se différencier à tout prix, ils n’hésitent pas à risquer leurs vies pour montrer leur envie d’être reconnus comme authentiques, soit nouveaux et modernes, d’où leur rejet de ce qui viendrait du monde adulte, jugé trop vieux et dépassé. Ils croient trouver dans l’univers virtuel qui « irréalise » le réel en y abolissant ce qui fait l’humain, (soit la présence d’un manque incarné par un corps vivant capable de réponse), la promesse d’un bonheur, d’ailleurs toujours plus inaccessible à mesure qu’ils cherchent à l’atteindre. Ils surfent dès lors dans la croyance en un monde où tout serait possible puisque on le leur fait croire.
Chacun est relié avec les autres en permanence dans un monde qui répondrait de tout et sur tout. Un monde libéré du simple fait de parole où, pourtant, tout sujet ne peut, de toute façon, trouver sa place que dans l’ordre symbolique en inscrivant son manque, qu’il le veuille ou non dans une filiation individuelle et collective. Chaque homme est le fils du symbole qui a lui préexisté et qui l’inscrit dans son ordre. Face à ce phénomène – qu’on trouve, de manières diverses, dans toutes les cultures jeunes – les adultes se trouvent infiniment symboliquement démunis. Pourtant, confronté à un adolescent délibérément inscrit dans un autre monde, il demeure possible de chercher à bricoler avec lui une transition entre le forçage aveugle du maître autoritaire et le renoncement lâche du maître nostalgique, transition éclairée par le principe à sauver d’une conversation à toujours maintenir, à condition d’avoir su dire oui à l’élément de nouveauté que porte chaque enfant, bien avant de lui avoir dit non. C’est de cette rencontre entre le oui et le non que l’adolescent pourra retirer la sérénité nécessaire à se faire le nom qui lui revient, soit sa part de responsabilité.