Parcours d’élèves : Fatum et Kaïros [2] par Catherine Henri

Le kaïros est l’un des concepts qui permet de définir le temps, pour les Grecs. Par bien des aspects, il s’oppose à chronos, le temps linéaire. Kaïros est difficile à traduire ; c’est l’instant, la circonstance, l’occasion opportune. Il est figuré sous la forme d’un jeune éphèbe qui ne porte qu’une touffe de cheveux sur la tête. C’est ainsi qu’il est représenté sur la Punta della Dogana , à Venise. Lorsqu’il passe , on peut ne pas le voir, ou le voir et ne rien faire, ou saisir sa touffe de cheveux et l’arrêter, c’est-à-dire arrêter le temps , ou plutôt le plier , le tordre, l’ouvrir. Ce concept est employé dans bien des domaines : en médecine, kaïros signifie la crise , le moment où une maladie évolue vers la guérison ou la mort ; en stratégie, le moment de l’attaque ; en art, la touche finale. Le kaïros est donc ce presque rien , cet instant qui décide de la vie ou de la mort, de la victoire ou de la défaite, d’une œuvre réussie ou ratée. Une sorte de carrefour qui n’existerait qu’un instant . Un peu plus que le hasard, la rencontre, parce que le kaïros suppose la décision d’un sujet.

Voici donc trois histoires de kaïros :

Histoire d’Ibrahima

Ibrahima vient de Gambie . Il se retrouve sans l’avoir voulu en BEP électrotechnique puis en première d’adaptation dans la même option. L’électrotechnique est rarement une vocation. Mais comme c’est une option que presque personne ne demande, du moins à Paris, elle est ouverte aux plus faibles. Ibrahima est grand, sérieux et triste. Cette année-là, j’ai décidé de travailler avec ces élèves un poème de Cendrars, La Prose du Transsibérien ;je l’ai choisi parce que c’est un poème de l’exil, ce qui concerne beaucoup d’élèves de cette classe, eux ou leurs parents. A cause aussi d’un biographème de Cendrars : Il était si mauvais élève que son père l’a envoyé à 16 ans en apprentissage chez un horloger, à Moscou . A cause du train aussi , puisque ce sera sans doute cela leur futur imposé par le fatum : ils répareront, construiront des trains, des métros, tendront des câbles électriques entre des caténaires. Nous travaillons longuement sur ce poème : je le découpe, leur fait apprendre par cœur, nous travaillons avec un comédien et finissons par tourner un court métrage. Ibrahima s’y révèle extraordinaire. Il a travaillé longuement sa diction, sa tenue, sa posture, et sa prestation est magnifique d’émotion et de dignité. Pendant les vacances, pour se faire un peu d’argent de poche , il travaille comme bagagiste dans un très grand hôtel parisien. Son allure, sa prestance, son bilinguisme ( la Gambie est anglophone) , son élocution parfaite le font remarquer au point qu’on lui demande de remplacer au pied levé quelqu’un qui manque à l’accueil , où il donne toute satisfaction. L’année suivante, il passe avec succès son bac technologique mais ne s’inscrit pas en BTS électrotechnique . Le directeur de l’hôtel le réclame et lui propose de l’employer pendant son BTS en alternance, dans le domaine du tourisme. Il est définitivement perdu pour la SNCF ou la RATP. Quand je l’ai revu et qu’il m’a raconté ce qu’il faisait, le grand jeune homme triste que j’avais connu en début de première ne cessait de sourire. Il m’a dit qu’il regardait souvent le court-métrage que nous avions fait .J’aime à penser que Cendrars a pris un peu la figure du kaïros, et qu’Ibrahima l’a saisi aux cheveux. Il ne faut pas oublier que le hasard, la rencontre, est pour les Grecs, ce qui nous est devenu tout à fait étranger, une qualité.

Histoire de Nicolas

Nicolas est lui aussi en première électrotechnique. Il est très sérieusement sourd. Malgré son appareillage, il doit lire sur les lèvres des professeurs, ce qui m’oblige à rester scotchée à mon bureau, moi qui ne cesse , d’habitude, d’arpenter la classe. Il s’est donné un look gothique, percings, vêtements noirs ornés de têtes de morts, ce qui ne me paraît sans doute pas sans rapport avec son infirmité, ou du moins la façon dont il la vit. C’est un bon élève, sauf bien sûr en électrotechnique. Il y a dans mon lycée une option arts plastiques, évidemment facultative, dont à peine une douzaine d’élèves suivent les cours. Il s’y inscrit , dessine avec minutie et passion . Un jour, en fin d’année, à propos d’un texte, j’explique le sens du mot Vanité au XVIIème et XVIIIème siècles et montre un tableau de Peter Boel où l’entassement des armures , bijoux , orfèvreries, pièces d’or et horloges , autour d’un sarcophage, évoque silencieusement un cliquetis indiscret, très bling bling. Il décide de construire son dossier d’arts plastiques pour le bac autour de ce thème . Il dessine, découpe , colle, emprunte des livres au CDI, cherche sur internet se renseigne sur Philippe de Champaigne et Damien Hirst. Il transforme les vanités classiques , garde les crânes mais remplace les instruments de musique par des i pod, les armures par des voitures, les instruments scientifiques par des ordinateurs, organise graphiquement de grands bûchers des vanités. Je suppose qu’il découvre aussi un peu autrement le sens de ses choix vestimentaires. Son dossier et la façon dont il le défend, le jour du bac, lui valent un 20, et les 10 points qui lui manquaient pour obtenir une mention bien. C’est le même qu’il présente à l’entretien pour son entrée dans une école d’arts graphiques assez cotée, où il est retenu. Encore un électrotechnicien de perdu. On voit ici que le kaïros ne fait pas ici que contre-dire le fatum, c’est-à-dire , pour Nicolas, son infirmité qui l’avait conduit par défaut vers cette option. Le kaïros n’est pas seulement une rencontre, un hasard ; il met aussi au jour ce qui était déjà là, peut-être pourrait-on appeler cela de l’inconscient , en attente du moment juste , de l’occasion pour se manifester. Après tout , qu’est-ce qui peut dicter le choix, la décision , du moment de l’attaque, de la place de la dernière touche de couleur, de la guérison ou de la mort, sinon l’inconscient du stratège, du peintre et du malade ?

Histoire de Lucien

Depuis la sixième, Lucien aime la politique, l’astronomie, l’architecture : toutes matières sur lesquelles l’école reste à peu près sans discours. En seconde, il écoute uniquement du hard rock et Jean-Sébastien Bach ; il est fasciné par les dessins animés japonais de Miyazaki et les tableaux du Caravage. Il est bon en anglais, et nul en allemand ; bon en histoire, faible en géographie , excellent en physique, mais plus que médiocre en mathématiques ; il découvre les sciences sociales, feuillette Freud, mais déteste l’économie. Se passionne pour les aurores boréales et la photographie. Ses parents et professeurs l’orientent donc, en toute bonne logique, en première S. Je le connais bien, c’est mon fils . A la fin de sa troisième, au moment de son affectation dans un lycée, son dossier s’est perdu dans les sous-sols du rectorat ( c’était avant l’informatisation). Le cas n’est pas exceptionnel : le rectorat de Paris avoue environ cinq pour cent de perte, ce qui est tout de même mieux qu’à l’armée. Après un mois d’aventures et de démarches dont je passe les détails, il est enfin affecté dans un lycée plutôt éloigné de chez lui. C’est là qu’intervient le kaïros. Ce lycée offre une option cinéma. Alors qu’ il s’ennuie en première puis en terminale S, il se met à tourner avec quelques copains des courts puis des moyens métrages dont l’un fera même l’objet d’un bref compte rendu dans un hebdomadaire national. Le point commun entre Miyazaki, le Caravage, les aurores boréales, la politique : comment n’y avais-je pas pensé ? Le cinéma bien sûr. Il est aujourd’hui en fac de physique , continue à tourner des courts métrages , fait des travellings avec les moyens du bord, c’est-à-dire en fauteuil roulant ou dans un coffre de voiture, et se prépare au concours de l’Ecole Louis Lumière.

J’ai toujours détesté les conclusions. Autrefois, je faisais même une coquetterie de les éviter dans mes devoirs, à la grande fureur de mes professeurs. Le fatum dont ils me menaçaient ne s’est pas révélé trop sévère …