Parcours d’élèves : Fatum et Kaïros [1] par Catherine Henri

J’enseigne la littérature dans un lycée parisien ; ni Henri IV, ni Louis le Grand : Louis Armand. Il y a aussi à Paris des lycées polyvalents, des lycées que le rectorat appelle de  fond de secteur , que personne ne demande, et qu’il remplit à la rentrée avec ce qu’il appelle élégamment  la commission balai . La situation s’est plutôt aggravée depuis l’assouplissement de la carte scolaire. Beaucoup de parents craignent la mixité sociale et ethnique :il y a dans ce lycée des élèves de 46 nationalités, si l’on s’en tient aux primo arrivants, et une majorité de français issus de migrants. Pourtant ce que le ministère appelle ,dans le vocabulaire particulièrement insupportable qui est le sien , sa  plus value , c’est-à-dire la différence entre les résultats attendus au bac et les résultats réels, est une des meilleures de Paris ( plus 8 à 12 pour cent selon les options).

Dans le domaine de l’orientation, je ne suis qu’en position d’observatrice. Je ne parlerai donc que de mes élèves ou enfants de mes connaissances et j’articulerai quelques parcours autour de deux notions : fatum et kaïros. Le fatum, qu’on traduit souvent un peu vite par  destin , est pour les Latins plus exactement l’énonciation, autrement dit la parole du dieu, qui fixe la destinée des hommes. Sa racine fari, parler, a été très productive dans les langues latines ; outre évidemment fatal, fatalité et fatidique, il a donné aussi la faconde , la fable, la fée ( dans les contes, la fée est une figure du destin , celle qui fixe la destinée par une prédiction) et l’enfant , mot qui pour les Romains désignait ce que nous appelons le bébé, c’est à dire celui qui ne parle pas. Et en portugais , le mélancolique fado , qui chante le destin des hommes . Quel rapport avec l’orientation ? Que l’enfant ou l’adolescent aujourd’hui est celui qui ne parle pas son futur, qui ne l’énonce pas ou rarement , mais que des fées , bonnes ou mauvaises, et plus souvent mauvaises que bonnes, le parlent pour lui. Le disent, le prédisent , l’engagent . Quelles fées ? Les parents (les fées des contes, souvenez-vous de La belle au bois dormant , en prononçant des dons au dessus des berceaux,  elle dansera parfaitement bien ,  elle chantera comme un rossignol … sont évidemment une figure des désirs des parents), mais aussi à leur façon les professeurs, et enfin la société toute entière dans un discours implicite mais néanmoins fermement prescripteur .

D’abord trois histoires de fatum : Histoire de David, ou la mère fée.

David vit seul avec sa mère dont il est la fierté et l’essentielle raison d’être. Depuis la maternelle , son compte est bon : il intégrera une grande école de commerce et réussira là où elle a échoué : passer des concours avec succès et devenir riche. Il fait ce qu’elle attend de lui , ne cesse de combler et au delà le désir maternel ; toujours le premier de sa classe, il s’accorde même un peu de temps pour la musique. Il est admis au lycée Henri IV, puis en prépa HEC, puis à HEC, confortant année après année le discours maternel, s’alignant sur lui, avec une docilité désarmante. Elle fait part de ses succès avec un orgueil justifié, mais qui me semble, je ne sais pourquoi, tout aussi désarmant. David effectue ses stages en Suisse, dans une banque, à Londres, dans une grande multinationale. Revient . Et se décide enfin le soir de son retour, à 23 ans, à avouer à sa mère qu’il déteste le commerce, l’économie, la mondialisation, ses copains de promotion, et le monde dans lequel on veut le faire vivre. Il n’aime que la musique et s’enferme dans sa chambre, pour de longs mois.

C’est peut-être cela le Fatum, une sorte de toboggan sur lequel on ne peut s’arrêter ; ou , comme le disent les théologiens, la prédestination, c’est à dire la parole de l’autre , du dieu, de la mère qui se prend pour Dieu, ou la fée, et sans doute des professeurs qui ont relayé le discours de la mère ; quand on a dix-huit de moyenne à quoi penser d’autre qu’à une grande école ?Jusqu’à ce que David prenne enfin la parole , cesse d’être un enfant, celui qui ne parle pas, et raye de quelques phrases le discours de l’autre dans lequel il s’est si longtemps confondu et comme lové .

Histoire de Romain, ou le fatum du professeur

Raconter l’histoire de Romain est pour moi une façon de rendre hommage à mon père, qui a été le fondateur, puis le directeur du CIO du Mans. Parmi les choses qu’il m’a transmises concernant son travail, quelques certitudes auxquelles je tiens aujourd’hui plus que jamais, en tant que professeur. Il m’a expliqué par exemple ce qu’est l’effet Pygmalion : les élèves peuvent devenir ce qu’on pense qu’ils sont. Parler de sauvageon fait croître la sauvagerie supposée ; dire à un élève qu’il est nul le condamne à coup sûr à le devenir ; un compliment , même indu, peut accomplir des miracles .

L’histoire de Romain est brève

Au cours d’une réunion de fin de troisième, avec professeurs et élèves, mon père entend le professeur principal dire à un élève qu’étant donné ses résultats, il ne peut qu’espérer être éboueur. La sentence, déjà terrible en elle-même, se révèle ravageuse. Car le professeur n’avait même pas pris la peine de consulter la fiche de l’élève, dont le père était… éboueur. Après avoir vertement dit au professeur , en privé, ce qu’il pensait, mon père, après un entretien, a proposé à l’adolescent une formation de jardinier. S’il ne pouvait faire toujours des miracles, du moins savait-il réparer les blessures symboliques, et dans ce cas, avec une forme de délicatesse, de poésie et d’humour qui me bouleverse. Malheureusement , l’histoire se termine mal, Romain est aujourd’hui en prison. Le fatum est souvent inexorable.

Je crains que certains professeurs ne soient pas à l’abri, aujourd’hui encore, de ce genre de phrases . Leur formation en psychologie est inexistante , ou très mince. Au mieux, elle se réduit à un module de deux heures de psychologie comportementaliste, c’est dire.

J’en ai la preuve toutes les rentrées. Quand je demande à mes élèves de seconde pourquoi ils sont dans ce lycée et ont choisi l’option ISI ou gestion , tous me disent la même chose :ils ne l’ont pas choisie ; en troisième, leurs professeurs leur ont jusqu’au dernier trimestre répété qu’ils étaient bien trop faibles pour prétendre passer en seconde et proposé un BEP. Puis, à quelques jours du dernier conseil, ils ont suggéré que s’ils demandaient en premier vœu le lycée Louis Armand, et une option technologique, peut-être… Cette espèce de chantage fonctionne. Certains, après le conseil ou la commission d’appel qui les a admis en seconde, tentent de changer d’option, de demander un autre lycée, plus coté, évidemment en vain . Mes élèves ont donc parfaitement conscience que s’ils sont là, c’est qu’ils sont nuls. Je suis là pour leur enseigner la littérature, mais ma première tâche, sans laquelle ce serait mission impossible, est de leur redonner un peu d’estime d’eux-mêmes.

Histoire de Darshana, ou le fatum social

Darshana est arrivée d’Inde du nord il y a cinq ans . En première S, au premier trimestre, elle reçoit les félicitations du conseil de classe, et le lendemain, un avis d’OQTF [1] . L’urgence est donc de l’aider à obtenir des papiers, ce qui n’a pas été de la tarte. Finalement, sa situation régularisée, elle me fait part de son rêve de devenir médecin. Ses résultats lui permettent de l’envisager, mais elle n’y songe même pas, malgré les encouragements de ses professeurs à la fin de sa terminale. Son père est serveur dans un restaurant, sa mère fait des ménages, sa famille et celle de son oncle, neuf personnes en tout, vivent dans deux pièces et elle n’a trouvé qu’un endroit où travailler en paix : les toilettes, où son père a installé une tablette rabattable au dessus de la lunette. Il ne s’agit pas seulement de sa part d’ autocensure, mais aussi de pragmatisme. Ce n’est ni matériellement, ni symboliquement envisageable . Elle s’inscrit donc en Bts de laboratoire en alternance, pour pouvoir aider un peu sa famille . Elle ne renonce tout à fait à son rêve de soigner, puisqu’elle travaille dans un laboratoire médical, mais s’inscrit tout en bas de l’échelle , à la place qu’elle juge la sienne.

Pierre Bourdieu, il y a une trentaine d’années , a décrit et dénoncé le système des héritiers, montrant que la possession d’un certain capital culturel et social permettait la reproduction des élites. Ironiquement, son fils est d’ailleurs devenu une parfaite illustration de sa thèse, qu’on pourrait appeler le fatum social. Il me semble qu’aujourd’hui, son discours pourrait être beaucoup plus radical : journalistes fils ou filles de journalistes, chanteurs fils de chanteurs, comédiens fils de comédiens , entrepreneurs fils d’entrepreneurs , sénateurs fils de sénateurs… On assiste à la constitution de véritables dynasties où il n’y a même presque plus d’échanges, comme c’était encore le cas il y a quelques années, entre les champs des groupes sociaux dominants. Il faut donc s’interroger sur le signe ainsi envoyé aux adolescents, quasi quotidiennement, par les médias. Le fatum peut être simplement le retour , la ritournelle insistante, lancinante, de certains noms propres.

Plus que jamais, après l’affaire du prince Jean Sarkozy de la Défense, l’actualité de la petite phrase de Figaro dans le monologue de l’acte V du Mariage saute aux yeux :

"Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !...noblesse, fortune, un rang, des places ; tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ?vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus."

J’en veux pour preuve ce dialogue, entendu sur le parvis de mon lycée où je vais fumer une cigarette, entre deux élèves de BTS peinant à trouver leur stage , sans doute à cause de leur origine maghrébine : -  Avec son fils ,il nous fait un doigt d’honneur. -  Aux profs aussi. Propos qui manque sans doute un peu d’élégance, mais pas de pertinence. Pour moi , le fatum est l’autre mot du désespoir. Heureusement, il y a le kaïros qui peut parfois le déjouer, le contre-dire , en deux mots.

( à suivre)

Catherine Henri

[1] Obligation de Quitter le Territoire Français