Nous ne sommes pas d’ici : IV. Journal de voyage

Le projet des 27 élèves de 4ème et 3ème prend appui sur  Les enfants d’Héraclès  d’Euripide pour créer une aventure humaniste, artistique, cinématographique où les mots et le corps, font lien pour que la mémoire des grandes œuvres passées nous aide à mieux voir le monde , à mieux y vivre. Cette aventure ne pouvait s’accomplir sans ce beau voyage que nous entreprenons.

Il a fallu attendre le dernier moment pour savoir si nous partirions : la grève générale en Grèce et la fermeture de l’espace aérien ont provoqué un report compliqué, puis le nuage de cendres a apporté de nouvelles inquiétudes. Mais finalement nous sommes partis, même s’il a fallu étaler le départ sur deux jours pour caser toute la troupe dans les avions disponibles.

Quelques mots pour expliciter ce journal de voyage : le voyage en Grèce poursuit le chemin d’entrée en création commencé en septembre où l’engagement, la place de chacun, l’effort, le désir prennent progressivement sens. Un sens citoyen, puisque nous puisons dans la mémoire de grandes œuvres pour que les valeurs qu‘elles portent, nous permettent d’être mieux dans le monde, mieux avec les autres, mieux soi-même . C’est le sens du projet  Nous ne sommes pas d’ici .

Voyager donc, non pas à la rencontre des chefs d’œuvres obligés, mais pour éprouver, vivre à plein dans sa chair, dans ses mots, l’expérience des cultures, car nous voulons que les élèves entrent dans le monde par le versant le plus juste, le plus approprié à la formation de chacun : la création. Tout ça c’est du travail, des doutes, des recommencements, de l’exigence, du temps.

Nous voyageons donc pour voir, comprendre, jouer, danser dans les hauts lieux de mémoire. Dans ce cheminement, chacun se frotte à soi, à sa langue intérieure et secrète et essaye de comprendre quelque chose de soi, des autres et du monde.

Les mots du projet  Nous ne sommes pas d’ici , les élèves de l’atelier commencent à les porter confusément encore. Progressivement, ils les inscrivent dans un récit contemporain, citoyen, politique pourrait-on dire. Non pas dans une idée étroite de l’identité où s’engouffrent toutes sortes de monstruosités mais dans la culture. Ce sont là de vrais apprentissages. Les élèves vont porter ces mots sur scène le 12 juin.

Le journal de voyage se situe dans cette expérience-là. Bien sûr ce qui est écrit ici n’est qu’une vision fragmentaire, très partielle, personnelle. Mais c’est déjà une tresse qui relie les uns et les autres, dans une sorte de mouvement, de relation, autour de la présence de chacun et de son engagement.

Le journal est une forme d’accompagnement, d’enregistrement de ce que l’on a vu, croisé, ressenti et dit... C’est comme si on avait peur que tout cela s’évapore, que la substance même du voyage s’évanouisse en un lointain souvenir, un engloutissement sans retour et que l’on voudrait absolument que cette mémoire de l’aventure survive.

Samedi 8 mai

Athènes – Hôtel Euripidou

8h

Lever et petit déjeuner sur la terrasse au-dessus du toit de l’hôtel. Nous avons vue sur Athènes, les collines de l’Acropole et du Lycabette baignent dans une lumière blanche. Déjà la rumeur de la ville parvient jusqu’à nous, Athènes, se réveille, dans la douceur matinale. Nous allons acheter ce qu’il faut pour un pique-nique avant de partir à l’aéroport chercher le reste de la troupe. Nous sommes rassurés de les savoir dans l’avion.

Athènes est une ville que l’on a envie d’aimer pour la magnifique mémoire qu’elle porte, pour tant de souvenirs glorieux, presque parfaits. Pas une pierre ici qui n’ait son histoire. Difficile d’être à la hauteur de ce passé. C’est peut-être pour cela que les habitants ont à la fois cet orgueil et cette nonchalance de vivre dans une ville qui garde encore un côté anarchique : cacophonie des klaxons, bruit, flot ininterrompu des autos et des bus.

Malgré les grands travaux de la dernière décennie qui l’ont transformée en une ville moderne, Athènes peut paraître décevante, à cause d’un certain désordre. Mais il faut prendre le temps d’entrer dans la ville, elle ne se donne qu’à ceux qui savent la découvrir, à ceux qui ont envie de l’aimer. On se promène, on regarde, on écoute avec toujours en point de mire le rocher de l’Acropole que l’on aperçoit au débouché d’une rue. Mais personne n’y prête attention, peut-être certains habitants ne l’ont jamais visitée. Il ne faut pas se contenter des vestiges. On se promène dans l’effervescence, on perçoit les contradictions entre présent et passé, entre deux cultures : l’Europe et l’Asie .

9 h : Rue Euripidou

C’est la longue rue où se trouve notre hôtel.

Toute cette partie de la ville est protégée par une loi qui limite la hauteur des bâtiments. Les vielles maisons n’intéressent donc pas les promoteurs et sont parfois laissées à l’abandon, certaines ne sont pas habitées. En ce sens la rue Euripidou est d’une belle simplicité, marquée par le temps, mais elle est aussi d’une grande poésie avec ses magasins d’un autre temps. On se promène, on se perd : les étals sont remplis des produits venus de toute la Grèce, des produits agricoles frais, des marchandises de toutes sortes posées sur le trottoir, de la nourriture, du matériel électronique, de la quincaillerie, des herbes, des carafes ocres pour servir le résiné, des oiseaux chanteurs, des fripes, des magasins d’épices aux parfums envoûtants. _

Nous trouvons tout ce qu’il faut pour notre film. Nous avions besoin de cordes. Nous avions acheté 20 mètres de cordes synthétiques au BHV pour 40 euros, ici avec 3 euros nous avons 30 mètres de vraie corde. Comme nous n’avons pas de monnaie le marchand refuse obstinément les 5 euros que nous lui tendons, 3 euros, pas un de plus.

Certains élèves trouvent leur bonheur. Pour Lucie c’est une petite bouteille soufflée.

La sensualité de cette rue est à l’image d’Athènes : ce n’est pas son côté pittoresque mais ce rapport immédiat aux besoins des habitants, ce rapport aux produits de la terre : les fruits du Péloponnèse, par exemple, invendables en Europe à cause de leur aspect … Mais ils ne sont pas traités et ils sont délicieux. Athènes est une ville sensuelle, proche de la terre de son pays, proche du vivant, à la fois dans le présent immédiat et dans une mémoire inoubliable. Et c’est peut-être ce qui donne cette sensation d’immortalité.

Aujourd’hui, Athènes évolue, elle est en pleine mutation, elle se modernise, elle explose. On n’a pas envie qu’elle change. Les nouveaux quartiers se construisent en quelques mois, se transforment : des cafés aux design époustouflants où se réunit une jeunesse dorée dans une atmosphère de musiques, de fêtes, de nonchalance. Athènes est à la fois dans la modernité et enracinée dans une tradition rurale qui font toute son originalité et sa beauté.

Pendant ce temps à Paris

Lever très tôt ce matin, visages fatigués, tout ensommeillés encore. La voix aussi, endormie.

11h 30 : aéroport d’Athènes

Le deuxième groupe est arrivé avec une heure de retard.  Le chœur  a imaginé toute sorte d’évènements pour accueillir les camarades, mais les retrouvailles sont finalement d’une grande simplicité et chaleureuses. C’est vraiment un grand plaisir de réunir enfin toute la troupe et de partir pour Nauplie.

Canal de Corinthe, 14h

Saut en parachute. Un homme suspendu, tête à l’envers au-dessus de l’eau du verte du canal. Parois du canal sableuses. Des lignes courbes dessinent des strates, certaines noires.

Le paysage change. Il est plus vert. Cyprès, oliviers, orangers. Les collines sont moins arides . Cela fait penser à la Toscane. Au loin le Kastro de Nauplie, Nafplio. Nous déposons les affaires à l’hôtel.

17h, Nauplie : Bord de mer

Premières scènes tournées. Les enfants d’Héraclès ont fui Argos, ils errent au bord de la mer. Ils sont en haillons, ils sont de notre temps, appartiennent à un autre monde. Blanc, beige, lambeaux déchirés volontairement, encore trop neufs, trop propres. Pieds nus sur les rochers effrités. Ils courent, marchent, avancent, reculent, traversent. Leurs pieds suivent la dentelle des roches. Rugosité.

Nous filmons les scènes de fuites.

Très beau travail de toute la troupe

Dimanche 9 mai

C’est une journée très chargée. Nous avons trois scènes importantes à tourner pour le spectacle et pour le film. Comme nous sommes très nombreux, nous exigeons beaucoup de concentration et un engagement de chacun dans les séquences de tournage

9H30 : L’évasion des enfants d’Héraclès

Nous quittons l’hôtel, les enfants d’Héraclès vêtus de haillons, les policiers armés de matraques, avec leurs blousons en cuir et leur cagoule. C’est un spectacle étonnant de les voir ainsi, je dois dire que c’est assez pittoresque. Il vaudra mieux ne pas se promener à Athènes dans ces accoutrements, nous risquerions l’intervention de la croix rouge internationale ou l’arrestation pour flagrant délit de mendicité en groupe. (Néanmoins c’est une idée à retenir pour la fin du séjour si nous manquons d’argent).

Nauplie, Argos Mycènes, ce sont les terres d’Eurysthée, les enfants d’Héraclès vont essayer de fuir pour ne pas subir le sort de leur père.

Ce matin la belle place Vénitienne de Nauplie recouverte de marbres roses est plutôt déserte. Les grecs et les touristes ne sont pas encore tout à fait réveillés. Néanmoins, une centaine de spectateurs aux terrasses de café vivent avec étonnement l’évasion des enfants d’Héraclès, traversant la place encadrée par les policiers, jusqu’au moment où tout bascule… 2 heures de concentration, de tournage et je dirai presque d’épuisement quand nous filmons les courses effrénées des enfants fuyant dans les rues serrées et tortueuses de la ville. Un petit moment d’inquiétude lorsque Lucille est tombée…. Mais tout va bien.

13h

Les supermarchés sont fermés le dimanche. Nous consommons des pizzas et des salades grecques dans un restaurant près de l’Hôtel, avant de grimper les 1000 marches qui nous conduisent au fort dominant Nauplie et les eaux bleues du golfe de l’Argolide. Nous avons promis une baignade en fin de journée pour récompenser la troupe de tous ses efforts.

14h : Le fort vénitien d’Acronaupolie : la danse du sacrifice

Le soleil est de plomb. Chacun est monté à son rythme, il ne faut pas lâcher prise et grimper coûte que coûte. La vue est vertigineuse. Au loin les collines argentées de l’Arcadie, et la beauté indicible de mer Egée : il y a une force que l’on ressent en soi dans ce paysage et on se met à penser que Poséidon existe.

Au sommet du fort, nous trouvons une place carrée, isolée, donnant directement sur la falaise. Quelques centaines de mètres plus bas, la mer est d’un bleu profond.

François et Camille redescendent quelques centaines de marches pour venir aider Philippe à porter le sac de la caméra. Ils sont relayés par Mathilde qui refuse que François porte le sac. A chacun son rythme et son émotion devant cette vue vertigineuse. Pause crème solaire pour Zoé, Marnie et Céline… Nous allons filmer la danse du sacrifice. Cette danse sera sur la scène le jour du spectacle, mais pour le film, nous préférons que le rituel se déroule dans un haut lieu.

Je crois que les enfants d’Héraclès ont donné une âme à cette place. Sous la direction de Delphine, ils ont répété pendant une heure. Le soleil frappe, le vent des hauteurs le rend presque supportable. Puis nous décidons de filmer avec deux caméras, en une seule prise, pour éviter de trop intenses fatigues.

C’est un moment de grande émotion, les 27 ont donné tout ce qu’ils ont pu pendant les 8 minutes du rituel. On entend à peine la superbe musique de Philippe Glass.

A la fin de la danse, après le solo final de Zoé, certains pleurent devant tant de grâce et de force.

Les images sont d’une beauté époustouflante, chaque enfant étant doublé par son ombre qui danse sur le silex brûlant.

La mort de Macarie

Après la danse apparaît le sacrifice antique à l’écran. Il faut mobiliser à nouveau le Chœur de la mémoire, le président Raphaël, le bourreau Gaohao, et Zoé pour un ultime effort : Une superbe nappe blanche, empruntée dans l’armoire du restaurant de l’Hôtel s’avère parfaite pour la robe de Zoé. Quelques épingles pour fixer le tissu et nous sommes stylistes.

Au sommet de la montagne, face à la mer Egée, nous regardons les collines qui ondulent au loin dans la brume de cette fin d’après-midi. Les visages des enfants du chœur, vêtus de rouge sont dressés vers le ciel, c’est là que Macarie est sacrifiée.

18h

Les enfants descendent à toute vitesse et se baignent, accompagnés par Céline et Delphine.

21h

Après le repas au restaurant de l’hôtel, promenade sur la belle place de Nauplie très fréquentée à cette heure-là.

Lundi 10 mai

6h 15

Le lever est fixé à 6h3O car nous devons prendre le bus à 7h pour être les premiers à Epidaure. Si nous parvenons à avoir le théâtre pour nous tout seuls, le chœur de la mémoire, vêtu de rouge, dispersé sur les gradins, sera magnifique.

Le bus nous conduit à Epidaure. Nous traversons un paysage verdoyant, avec des collines aux courbes douces. Les vergers sont plantés d’orangers. Nous sommes au cœur de l’Argolide, bercée par les chants des cigales. Nous arrivons à Epidaure. Le site est d’abord un sanctuaire dédié au demi-dieu Asclépios et à la médecine.

Les quelques spectateurs qui ont réussi à pénétrer avant nous dans le théâtre ont compris qu’il fallait faire place. Le théâtre est entièrement à nous. Nous filmons ce beau passage extrait de la pièce d’Euripide qui permettra aux spectateurs, tout au début du spectacle, de comprendre l’action qui se prépare.

Les enfants épars dans le théâtre descendent sur la scène les uns après les autres à l’appel de leur nom. Frappement des mains de Miles pour donner le rythme qui résonne dans tout le paysage. Son extraordinaire, d’une pureté inoubliable. Les cigales accompagnent les paroles du chœur qui s’élèvent au-delà des collines qui entourent le site.

Très beau moment, intense. Ce premier chœur sera magnifique. C’est une chance unique d’avoir pu travailler pendant deux heures dans un lieu si exceptionnel.

Comme depuis le début, les enfants sont très professionnels.

Pendant ce temps, Delphine invente la danse du bal. Mathilde l’accompagne. Une dame, gardienne du lieu, vestale, s’avance pour nous demander ce que nous faisons. Théâtre et danse lui répondons-nous. Elle nous interdit alors de danser car nous ne respectons pas le lieu. Il est inutile d’entamer une discussion sur les arts mais elle nous autorise à poursuivre le travail quand les enfants sont en ligne, face à face, prêts à inviter leur partenaire.

11h

Répétition avec Delphine pour le bal qui aura lui ce soir à Nauplie. Nous trouvons un sous-bois près du sanctuaire d’Asclépios. La mélodie de Zorba le Grec tout doucement se fait entendre et les corps se mettent à danser en rythme. Ce soir il est prévu que nous dansions sur la belle place de Nauplie, là où les enfants d’Héraclès se sont évadés.

Repas dans le vieux port d’Epidaure. C’est un moment très agréable. Des marins français croisés au théâtre nous appellent les Enfants d’Héraklès. Ils nous reconnaissent.

Puis retour à Nauplie pour une baignade. L’eau est délicieuse.

21h

Les élèves ont revêtu leur tenue de soirée. Après les haillons et le rouge vif des chœurs, les habitants de Nafplio, retrouvent avec étonnement la troupe dans une élégance très française.

Nous filmons la fête du tableau 12 : Démophon accorde l’asile aux enfants d’Héraclès. Ils sont donc heureux et fêtent leur pays d’adoption, mais au cours de la soirée, ils apprennent finalement qu’ils seront expulsés… Nous avons acheté une dizaine de rallonges pour que la musique des petites enceintes parviennent jusqu’au centre de la place de Nauplie.. Delphine compose avec eux une chorégraphie sur le célèbre musique de Théodorakis (Zorbas)..

Dans la nuit aux couleurs dorées, déhanchements des corps, bras et mains tendus vers le ciel dessinent des mouvements ondulants, tourbillons grisants. C’est un moment de grande élégance et de plaisir aussi pour les élèves de danser ainsi. Ils réunissent maintenant un public consistant dans la ville.

Mardi 11 mai

10 h : Mycènes

Après avoir réuni nos bagages nous partons vers la citadelle de Mycènes où se réalisa la malédiction des Atrides. La cité d’Agamemnon reste impressionnante, perchée sur une colline rocailleuse. Elle garde toute son âme et on devine dans ces blocs immenses la dureté de la civilisation qui précéda la démocratie grecque.

Nous avons tourné avec le chœur de la mémoire dans le tombeau de Clytemnestre : c’est une grande coupole souterraine enfouie sous un tumulus, on y accède par un long corridor de 35 m. On entend des voix qui s’élèvent : un chœur chante un chant grégorien pour nous et nous laissent l’espace. Les têtes dressées vers le ciel, les élèves du chœur ont murmuré le texte. Les sons étaient extraordinaires.

Puis nous avons pénétré dans le tombeau d’Agamemnon. C‘est agréable de pouvoir occuper ces espaces libres de toute surveillance, sans subir le passage incessant de touristes trop pressés. Nous avons pu parler dans ces lieux du sens de l’histoire, de la nécessité de transmettre une mémoire, du sens de la présence humaine. Nous avons également parlé des rites funéraires de différentes civilisations, ce qui éclaire nos propres aspirations Dans le tombeau d’Agamemnon, Delphine a dansé un haïku, seule, c’était un moment de grâce . Nous verrons ces belles images dans le tableau final : un monde nouveau.

Puis Mathilde, Aurore et Marine ont dansé avec Delphine.

Après un repas pris à l’ombre de quelques oliviers, nous avons rejoint Athènes en car.

16h : Nous nous sommes installés à nouveau rue Euripidou.

La vie avec un groupe, n’est jamais tout à fait linéaire, les singularités révèlent parfois des surprises, et l’adolescence n’est pas un passage de tout repos. Une mise au point a été nécessaire.

A cela s’est ajoutée une petite épidémie de gastro que nous soignons énergiquement.

19h : Sur la colline du Pnyx.

Nous évitons les rues bruyantes en passant par les quartiers pittoresques du Psiri et du Thissio. Nous sommes sur la voix piétonne qui fait le tour de l’agora et de l’acropole. Elle a été conçue par Mélina Mercouri lorsqu’elle était ministre de la culture, c’est le lieu de promenade préféré des athéniens. Nous nous dirigeons vers la colline du Pnyx, c’est bien de commencer notre séjour à Athènes dans ce lieu.

C’est un moment agréable de fraîcheur sous les pins. Les rumeurs de la ville nous parviennent à peine. Nous marchons dans espace incliné, jusqu’à un petit mur de pierres surmonté d’un promontoire en pierres antiques. Nous nous asseyons un moment. L’endroit est désert, les touristes sont ailleurs.

Nous sommes dans un haut lieu de la civilisation grecque : c’est dans cet espace que s’exerçait la démocratie, l’endroit où se réunissait l’ecclésia. Sur le promontoire Périclès, Alcibiade, Clisthène ont parlé aux citoyens. Périclès, précise Blaise, a volé le trésor de Délos pour construire le Parthénon… Le fondement de la démocratie n’est pas si simple…

Nous avons donc échangé sur la démocratie, nous avons parlé du démos et de l’Ecclesia, cette assemblée souveraine de tous les citoyens qui se réunissait quarante fois par an sur la colline du Pnyx, de la Boulée, des Stratèges, de la naissance de la démocratie jusqu’à son épanouissement à l’époque de Périclès.

20h 30 : Repas pris à la terrasse d’un restaurant à Monastiraki

Puis coucher, soins, médicaments et massages prodigués par Céline et Delphine pour les malades et pour soigner les petites douleurs articulaires.

Mercredi 12 Mai

Nous avons rendez-vous au nouveau musée Acropolis, qui expose toutes les œuvres, objets trouvés à l’Acropole. C’est un très beau musée, agréable à visiter. Les matériaux utilisés, béton et verre, donnent à la lumière une force particulière. Notre guide Anastasia est excellente. Très facilement, elle donne des éléments caractéristiques qui permettent de différencier l’art archaïque de l’art classique : sourire sur le visage, cheveux bouclés et position statique… Le sourire disparaît à l’âge classique, c’est le début des guerres et aussi la naissance du  notos , la mélancolie…Le corps est plus sculpté, apparaissent les muscles, les abdominaux, les dos et la nudité….Les enfants sont passionnés par les récits mythologiques. Ils en connaissent beaucoup mais Anastasia nous révèle les histoires les plus secrètes, celles qu’on ne raconte jamais. La visite s’est effectuée pendant que nous prodiguions quelques soins intensifs. Progressivement la gastro recule, comme le firent jadis les Perses devant les Athéniens grâce à  Smecta le Grand .

Anastasia est applaudie dans le musée. Elle rougit.

Puis sous une chaleur venant de l’Hadès nous avons visité l’Acropole avec Anastasia et nous avons même vu l’olivier offert par Athéna pour devenir la patronne d’Athènes au détriment de Poseïdon qui n’avait offert que la mer. Mais je crois que ce jour-là, c’était une assemblée dominée par les femmes qui avait voté.

Quoiqu’il en soit les feuilles de l’olivier bougent tranquillement aujourd’hui encore, à l’endroit même où Athéna l’a fait surgir pour fonder Athènes, puis installé comme symbole au centre de chaque foyer près de l’autel d’Hestia et enraciné dans la moindre parcelle de terre où il est continuellement entretenu et régénéré par l’homme grec. L’olivier du Parthénon fait le lien entre la Grèce antique, le temps où Achille, Hector et Ulysse inventaient les valeurs de la civilisation fondée sur l’honneur, la parole donnée, le don de soi, et le monde d’aujourd’hui. A l’image de notre récit qui prend appui sur les valeurs du passé pour mieux comprendre le monde que nous vivons, cet olivier abolit le temps par la mémoire et tisse la continuité du monde.

14h

Le repas que nous avons pris dans le grand parc derrière le parlement avait pour objectif de bien plâtrer les estomacs fragiles du groupe. Pendant que nous nous restaurons nous entendons au loin un groupe de manifestants qui sifflent l’entrée des députés dans le parlement. Puis un petit quartier libre organisé pour certains et un repos salutaire est proposé aux autres.

Le tournage dans le cimetière de la céramique est reporté à demain.

19h30

Pour nous rendre au restaurant, à la tombée de la nuit, nous marchons dans le quartier du Plaka, blotti sous l’acropole. Les rues y serpentent dans un labyrinthe de maisons basses et de demeures néo-classiques. Les bougainvillées saturent le bleu nocturne. Sur les façades, les peintures délavées, des bleus, des ocres des jaunes, colorent les crépis et font corps avec les vielles pierres. Nous dînons sous la voûte d’un restaurant traditionnel : Deux musiciens jouent les mélodies de Mános Hadjidákis et de Mikis Theodorakis.

21h

Après le repas nous marchons dans un lacis de ruelles silencieuses, grimpons des escaliers étroits et tortueux. Les architectures des maisons anciennes du Plaka rappellent celles des Cyclades : des maisons basses dont les courbes simples et les formes voûtées jouent avec les ombres et les lumières ; des fleurs aux couleurs vives posées dans de petites niches illuminent le blanc immaculé des murs. Nous sommes dos à la falaise de l’Acropole, au-dessus de nous, les murs de l’Erechthéion, au-dessous la ville qui s’étend comme une vague lumineuse.

Nous décidons de tourner le dernier tableau  L’arrivée à Athènes  dans ce beau lieu plutôt que sur la colline des Muses. Ce sera jeudi soir.

22h

Puis nous descendons vers Monastiraki pour déguster une glace. Quelques enfants entrent à l’hôtel (Ceux qui ont besoin de se reposer, suite à la petite épidémie). Les autres sont en très grande forme et ont besoin de se dépenser après la sieste bénéfique.

Bal à Gazi

Nous décidons d’aller à Gazi. Un lieu voué à l’art contemporain : performances artistiques et expositions sont régulièrement programmées dans cette ancienne usine à gaz, transformée en centre de création. La voix piétonnière longe le cimetière de la céramique. C’est une promenade sous les arbres aux parfums doux et suaves. Attirés par la musique, nous pénétrons dans le centre d’art.

C’est le vernissage d’une exposition de peinture. Quelques centaines de personnes se rafraîchissent avec des jus de fruits, également très appréciés par nos élèves …

Les tableaux composent une iconographie exhaustive du poisson dans tous ses états… Dwel prend des photos de chacun d’eux.

Puis la musique monte et le spectacle commence. Delphine et toute la troupe reprennent la chorégraphie inventée pour la fête à Nauplie. Tous se livrent et animent avec bonheur cette soirée un peu trop convenue. C’est un beau moment.

Malheureusement nous n’avions pas les caméras avec nous.

Avant de rentrer, petite promenade devant les cafés  design  où hurlent toutes sortes de musiques très appréciées par les élèves. Vraiment Impressionnant ! La jeunesse insouciante d’Athènes est ici, dans ce lieu curieux et très contemporain qui s’est métamorphosé durant ces trois dernières années. Nous sommes très loin de la traditionnelle et très terrienne rue Euripidou.

A l’hôtel, malgré les soins prodigués en cours de soirée, le virus a davantage touché Auguste. Nous appelons le médecin de nuit mais celui-ci nous demande 120 euros !. Nous décidons d’aller à l’hôpital, ce que les pharmaciens nous avait déjà recommandé… Il avait fallu négocier les médicaments…Auguste est le seul à nous avoir remis sa carte européenne de soin… Taxi de nuit, c’est notre première expérience des urgences à Athènes. Nous connaissions celles de Venise mais là c’est différent, moins romantique…. A l’accueil,  no english  et l’hôtesse nous indique d’un geste le couloir à droite… Tout est en grec, on n’y comprend rien… Nous imaginons un Grec en France, idem… Nous nous sentons un peu dépaysés et un peu perdus mais il faut faire face, Auguste est avec nous…Nous prenons un numéro comme à la poste. Une dame nous donne son ticket… Le compteur est à 30, nous avons le numéro 38. Pas de papier toilette, ce qui n’est pas pratique pour une gastro… Un homme en blouse blanche qui comprend l’anglais nous aide.. Une vieille dame hurle sur un brancard, Auguste ferme les yeux, nous lui bloquons son angle de vue, ce n’est pas beau à voir… Le compteur est bloqué, rien ne bouge… Le médecin sort de son cabinet, j’en profite pour lui parler de notre situation. Il nous promet de revenir s’occuper de nous dans 10 minutes. Choses promises, choses dues. Nous entrons. Il nous explique en français qu’un virus est actuellement en action… Perfusion et prise de sang. Je reste avec Auguste tandis que Joseph doit attendre à l’extérieur du cabinet. Finalement Auguste et moi profitons de ce temps pour parler de la vie, de choses et d’autres… Nous attendons les résultats de la prise de sang. Le médecin parle de Tintin, d’Astérix et de Spiderman… Quand nous sortons, il fait presque jour. Un cafard rampe dans la salle d’attente.

Retour en taxi à l’hôtel. Auguste se repose.

Jeudi13 avri

La tension du mardi soir a permis de construire. Beaucoup de conversations. Le besoin de parler, de se confier pour certains. C’est ainsi que progressivement les adolescents se dévoilent, entrent dans un rapport à eux-mêmes et aux autres qui ne serait pas le même sans la création que nous mettons en œuvre. Le travail sur le corps exige tout autant un travail sur soi qu’un engagement collectif, et donc une attention à l’apport de chacun, à sa différence. Le groupe paraît plus attentif, plus soudé.

10h

Lucille et Auguste se reposent. Joseph reste avec eux. Céline, Delphine, Marie et Philippe partent au Cimetière de la céramique ; c’est une ancienne nécropole dont le nom rappelle l’argile (Keramos) utilisé pour la fabrication des vases et des objets funéraires. Ici les nobles familles ont leur tombeau surmonté de stèles sculptées, certaines sont émouvantes par leur réalisme et leur simplicité.

Tout au fond un chemin creux que Socrate et Platon empruntaient avec leurs élèves.

Périclès prononça ici un discours magnifique alors que les Athéniens étaient encerclés par l’armée de Sparte et que la ville était décimée par la peste. Au moment où le peuple Athénien rendait hommage aux héros morts sur le champ de bataille, la force des paroles de Périclès impressionne. Je ne crois pas qu’un président ait aujourd’hui la capacité de dire des choses aussi puissantes.

Sous la direction de Céline et de Delphine, le chœur de la mémoire reprend dans une belle mise en scène les grandes lignes de ce discours, à l’endroit même où Périclès l’a adressé au peuple athénien.

Travail de très grande qualité des enfants. Céline relaye Joseph auprès de malades

Vers 11h 30. La colline des muses

Delphine reprend l’avion pour Paris.

Nous partons pour filmer la séquence où Copreus vient chercher aux portes d’Athènes, les enfants d’Héraclès pour qu’ils soient lapidés à Argos. Cette séquence concerne toute la troupe. Roméo, vêtu d’un costume et d’une cravate en plein soleil assure son rôle parfaitement et pourtant ce n’est pas simple de jouer le rôle d’un bourreau quand on est à l’opposé de cela…

Nous sommes chassés du temple d’Héphaïstos par les gardiens qui n’apprécient pas notre équipement et notre mise en scène trop professionnelle à leurs yeux.

Nous allons donc filmer ce dernier cœur sur la colline des Muses. C’est un lieu dédié à la transmission de la mémoire, à la poésie, aux arts.

En Grèce au IX ème siècle av JC, il n’y a pas d’écriture véritablement développée.

Or toute société doit avoir des racines, un passé pour se construire une identité. Il faut donc que quelqu’un se souvienne pour assurer la mémoire sociale. C’est le mnémon qui devait emmagasiner dans sa tête le savoir pour que chaque habitant connaisse son identité : quels étaient les parents de tel citoyen ? Comment s’appelaient les grands parents dans telle famille ? Quelles étaient les limites du terrain où l’on a construit sa maison ? Dans chaque cité le mnemon était chargé de cela.

C’est pour diviniser la mémoire que les grecs ont inventé la déesse Mnémosyne, qui avait la charge de se souvenir du passé, de l’ensemble des connaissances, du savoir partagé qui forme le ciment de la société. La déesse Mnémosyne transmet la mémoire des héros grecs en donnant le don de voyance sur terre à de rares élus qui vont incarner les savoirs dont les hommes ont besoin pour demeurer eux-mêmes. Ces élus se sont les poètes. (Les aèdes)

Mnémosyne et les muses nous inspirent pour ce dernier tableau au sommet de cette colline ventée, face à l’Acropole. Scène qui alterne action et récit, difficile à tourner. Ultimes concentrations. Les élèves, comme toujours, savent leur texte. Exigence jusqu’au bout.

14h30 Toute la troupe, Lucille et Auguste compris, se restaure.

16h

Retour l’hôtel

Epuisement.

Bonheur d’être parvenu au bout de ce que nous avions prévu. Pendant que j’écris, Céline et Philippe travaillent les voix avec les élèves.

Ce soir dîner dans le Plaka. Puis quelques images encore en haillons, où nous étions hier soir.

Demain vendredi : le musée archéologique, puis rien. Du repos, du temps libre…

C’est un long voyage pour un groupe avec un projet de création très exigeant dont l’objet est de réfléchir sur notre présence avec les autres, notre présence au monde.

Un voyage où ces choses deviennent possibles à partir du moment où chacun peut se dévoiler, se dire. Cela s’est produit au moment de la crise que nous avons évoquée. Tout ce qui était caché, enfoui a pu être entendu. Certains adolescents sont apparus sous une jour différent.

Puisque nous étions dans un projet où le mot identité et citoyenneté avaient un sens, revenons à la philia dont parle Platon. Le philosophe comparait l’édification de la cité à l’art du tissage et plus précisément au métier à tisser, la philia en grec, qui tient grâce à la tension entre l’élément vertical du métier, la chaîne (mot masculin) et l’élément horizontal, la trame (mot féminin). La cité grecque c’est exactement cela, c’est l’art d’accorder entre eux les opposés, sinon les extrêmes. C’est ainsi que se noue le lien social. La philia des anciens grecs tisse le lien entre soi et les autres, préservant la singularité, la liberté, la parole de chacun, créant ainsi un tissu uni.

C’est de cette façon que notre voyage était pensé. Chacun était mis en état de développer ses qualités personnelles, avec son imaginaire et ses sensations, sa respiration, pour être présent à soi et aux autres, sans ne jamais cesser de se créer.

Créer c’est toujours espérer, c’est croire au monde.