Final du projet Antigone

Final du projet Antigone

Le 15 juin 2012, lorsqu’une belle ovation salue le travail des 27 élèves de l’atelier artistique de 4ème et 3ème, à la fin de leur spectacle « Antigone », nous sentons un immense plaisir chez les élèves, une grande fierté. C’est un moment fort, intense en émotion !

Pour nous qui avons mené avec tant d’exigence (et de soucis) cet atelier, nous ressentons ce bonheur unique d’avoir aidé à s’affirmer ces personnalités et ces capacités insoupçonnées. Après tant d’années d’ateliers artistiques, c’est toujours la même surprise, le même étonnement, je dirai le même émerveillement : je suis surpris par la qualité de travail des adolescents, leur engagement et surtout leur talent. Voici qu’ils apparaissent sous un jour nouveau…. Et ce que je ressens alors c’est de la reconnaissance pour ce qu’ils sont et de la confiance en leur avenir.

Passer par la créativité

Pourtant emmener les élèves dans une telle expérience ne va pas de soi : la part de l’enfant - ce qu’il est, sa personnalité, sa façon d’apprendre- a du mal à prendre sa place à l’école. Son corps même, ce corps bavard, parlant, avec des gestes qui prennent la place des mots est contenu en cour puis dans les couloirs, il se déploie de manière presque instinctive, toujours dans un quotidien, dans des habitudes, dans des codifications.

En collège, nous enseignons à des adolescents qui vivent une véritable métamorphose dans leur existence, dans leur corps. Il est nécessaire de passer aussi par la créativité pour qu’ils puissent questionner leur identité et s’épanouir dans un monde qu’ils inventent. Il est important que les enfants entrent dans le monde des adultes en créant eux-mêmes . Créer, c’est une forme de maternité. Et pour cela, la pratique artistique est une voie privilégiée.

L’éducation doit apprendre à penser

Cet aspect dans la transmission n’est plus vraiment à l’ordre du jour. Le socle commun des compétences, s’il fallait réellement l’appliquer, morcellerait encore davantage le temps disciplinaire en une accumulation de savoirs-faire. Aujourd’hui La notion de compétence supplée celle de culture : le socle commun, se présente trop comme « un retour aux fondamentaux » qui se substitue à l’idée de cheminement dans lequel nous mène la culture : la culture nous rappelle que tout avenir se construit en fonction d’un passé qui nous aide et nous porte plus loin.

Evaluer les acquis graphiques, orthographiques, grammaticaux, bien évidemment indispensables, ne suffisent pas pour amener les élèves dans une culture, une expérience et surtout dans la capacité à penser. La fonction de l’école est d’apprendre à penser, à maîtriser les idées, les opinions et les choses que l’on fait et qui nous engagent. Cela, les professeurs le savent, ils font le nécessaire pour que le savoir et la culture permettent d’accéder à la pleine humanité et à la compréhension du monde dans lequel nous vivons. Aujourd’hui nous sommes pris dans un grand mouvement de déculturation de la société qui ne rend pas cette tâche facile : Combien d’œuvres sombrent dans l’oubli. Beaucoup de jeunes sont dans une ignorance qui paraît dangereuse : bien qu’ils étudient l’histoire et la littérature, la réalité ne commence vraiment qu’avec leur naissance. Tout ce qui précède appartient à un magmas confus, à une sorte de temps virtuel.

Nos élèves ne connaissent pas grand chose non plus du monde qu’ils vivent. Je suis frappé par leur ignorance des évènements, de l’actualité et des grands problèmes qui secouent notre monde.

Les projets artistiques

Comment les cultures dans lesquelles sont inscrits les savoirs peuvent-elles traverser, toucher les enfants pour leur permettre de se construire ? Comment les savoirs peuvent-ils être des lumières qui apportent des éléments de réponse à leurs questions, qui soient des pistes de réflexion ? Comment peuvent-ils être source de pensée pour mieux voir et comprendre le monde d’aujourd’hui ?

La connaissance du passé rendu présent, vivant, nous la trouvons dans les œuvres des hommes qui nous ont précédés, qu ‘elles soient faites de mots, de musiques ou d’images. Le patrimoine culturel et artistique offre de prodigieuses occasions de se révéler, de se former à la vie et d’accéder à la pleine humanité. D’où l’importance de l’éducation artistique et culturelle que l’on enseigne à l’école, de façon transversale à toutes les disciplines. Mais il n’y a pas d’œuvre, sans pratique. Il ne s’agit pas seulement d’accéder aux œuvres, il faut que celles-ci « oeuvrent » comme le dit le philosophe Bernard Stiegler. Oui, il est très important que chaque enfant soit confronté à des formes culturelles, artistiques, à tout un patrimoine littéraire et scientifique, à condition que chacun puisse se les réapproprier et les transformer. L’expérience véritable, créative, vécue en tant que telle, est le vecteur d’une transmission dans laquelle l’enfant s’approprie le savoir.

C’est le sens des projets et des ateliers que nous menons dans les établissements.

Je vais aujourd’hui centrer mon propos sur deux projets : le 1er projet, « Mon cœur le monde à l’intérieur » fut mené à Bobigny dans un collège qui scolarisait des élèves issus de 90 origines différentes. Le 2ème projet est l’atelier artistique destiné aux « élèves de 4ème et 3ème réalisé au collège Guy Flavien, dont vous avez vu un extrait au tout début

Mon cœur le monde à l’intérieur

Ce projet était mené par un professeur de lettres dans le cadre du cours de Français avec l’appui d’Ariane Dreyfus, poète et d’une chorégraphe. Je disais qu’à Bobigny, la plupart des élèves sont des enfants de migrants, la deuxième génération, des enfants qui sont nés en France. Beaucoup se sont détachés de l’histoire familiale, ne connaissent plus leur langue maternelle et la culture de leurs origines sans pour autant être entrés dans la culture que nous transmettons à l’école.

La réussite de ces élèves devient problématique lorsque la culture d’origine s’efface, lors qu’ils renient leurs traditions. C’est une sorte d’amnésie, Certains sont comme dans un territoire inconnu. Il est nécessaire pour eux d’interroger la culture et l’histoire des parents, c’est une façon de faire le pont entre le pays qu’ils ont quitté et celui qu’ils vivent.

« Je suis d’ici et d’ailleurs, je vis aujourd’hui avec la mémoire du monde, je sens en moi les désirs de demain, les espoirs anciens. J’habite Bobigny, j’entends des musiques lointaines, je sens les parfums de mon pays, celui de l’enfance, celui de l’exil… Je suis d’avant et de maintenant, je danse sur les ruines. Qui suis-je ? Qu’est ce que je fais de tout ce qui m’a été transmis ? Est-ce à moi ou à l’extérieur de moi ? Comment faire pour que cela fasse partie de moi ? Comment accueillir l’autre ? Cet autre au cœur de la création et qui permet de mieux se connaître »

Le projet « Mon cœur, le monde à l’intérieur » s’est articulé autour de la pratique de la danse et de l’écriture poétique. Le professeur a axé le travail autour du rapport danses contemporaines et danses traditionnelles en lien avec les racines des enfants, de leurs parents. Il s’agissait de voir comment on peut revisiter des éléments appartenant à une mémoire personnelle, familiale ou générationnelle dans des écritures chorégraphiques et poétiques contemporaines.

Les élèves ont questionné leurs parents sur les traditions de leurs familles. Ils ont travaillé en atelier de poésie avec Ariane Dreyfus : l ’écriture est partie du corps et des souvenirs, réels ou imaginaires, de lieux d’origines ou des lieux que les enfants ont inventé.

Le chemin emprunté est celui du travail sur la langue, avec les mots comme des corps habitant les mouvements, les élans, les repos, les rêves, les souvenirs, la mémoire…

Les élèves ont également passé une semaine d’immersion au Centre National de la Danse.

Ce fut un travail très abouti. On peut consulter le contenu de l’atelier de poésie mené par Ariane Dreyfus dans le site « Une école de l’expérience » (« Pratique de la danse et de l’écriture poétique »)

Nous avons observé qu’en emmenant les élèves dans une expérience poétique, de façon non formelle mais incarnée, les mots de l’enfance rejaillissent à nouveau. les élèves sont capables d’une expression personnelle, singulière et de grande qualité.

Il est vrai que l’élève n’est plus sollicité dans la compétitivité mais dans son écoute, sa mémoire, sa présence. Nous ne cherchons pas à transmettre une technique, mais nous explorons Des chemins qui ouvrent l’espace, espace intérieur, espace de l’autre. Ainsi le rapport à l’autre se construit dans cette ouverture et non pas dans un jugement.

Cette démarche transforme la classe composée d’élèves très différents : une classe hétérogène comme nous disons habituellement, une communauté de différences qui s’est transformée grâce à l’expérience poétique et artistique en une communauté de chercheurs. Les élèves de cette classe de 5ème ont vécu quatre années de projets d’écriture, de danse, de théâtre, ils tous réussi leur brevet des collèges grâce à la qualité de leurs résultats aux épreuves écrites.

Les ateliers artistiques du collège Guy Flavien

Les enfants d’Héraclès

Les ateliers artistiques que nous menons permettent d’entrer en contact direct avec des œuvres, de les habiter, sans obstacle, sans écran et nous portent avant tout à la découverte de personnages qui se sont posés des questions et ces questions ont traversé les siècles.

Athènes qui est une grande démocratie va-t-elle accorder l’asile aux enfants d’Héraclès, où les livrer à une mort certaine si elle les rend au roi d’Argos ? Comment Agamemnon en arrive-t-il à sacrifier sa fille Iphigénie ? Et dans les Troyennes, Ulysse comment peut-il être ce fameux héros qui a peur d’Astyanax, le fils d’Hector et d’Andromaque qu’il va assassiner si lâchement ? Comment des hommes peuvent-ils être engagés dans des actes si cruels qui les dépassent, laissant de coté leur conscience ?

Nous travaillons souvent sur des textes antiques : Iliade, Odyssée, tragédies grecques mais … en espérant que ces textes puissent naître… Et une de partie notre démarche consiste à travailler sur la réception en faisant comprendre aux élèves que le texte n’existe que par leur lecture et le regard qu’ils portent, par leur imaginaire et enfin par la création qu’ils mettent en œuvre et qui sera vécue comme un voyage durant l’année.

Ces oeuvres véhiculent des choses si fortes qu’elles viennent bousculer les jugements premiers des élèves et cela donne lieu à des discussions qui rendent les personnages très vivants comme si on les côtoyait, les fréquentait.. Un lien s’initie… Ces oeuvres nourrissent le regard que les élèves portent sur le monde dans lequel ils vivent. Mais il y a une clef : ces œuvres redeviennent vivante, si on leur donne cette impulsion, « ce coup de pouce » en sollicitant l’imaginaire des enfants, en leur faisant saisir qu’ils vont pouvoir dialoguer avec des voix multiples pour apprendre finalement que les êtres humains ne cessent de se poser les mêmes questions. Comment faire ?

« Les enfants D’Héraclès », d’Euripide, « Antigone » de Sophocle et d’Henry Bauchau, « Les Troyennes » de Sénèque, ont servi de support à nos projets les plus récents ou en cours. Précisons tout d’abord que nous n’affaiblissons pas l’œuvre initiale en la retravaillant : il s’agit au contraire de rendre plus évidente sa force par l’apport de l’invention de l’élève. La pratique de l’écriture, du théâtre, de la danse contemporaine, du cinéma avec la prise de conscience du corps, souvent désarticulé, maladroit, mal à l’aise que l’on veut oublier surtout quand tout bouge à l’intérieur, révèlent un imaginaire qui permet à chacun de s’exprimer dans ce que le corps a de plus intime. Ce travail sur soi permet à l’enfant de se saisir du réel et de le transformer en faisant appel à ce qu’il y a de plus vivant en lui : une écriture, une pensée incarnés dans un corps créatif. Comment procédons-nous ?

Sur la route

C’est un cheminement, un véritable expérience artistique , qui commence par un travail sur les états du corps : la plupart des 27 élèves de 4ème et 3ème de l’atelier n’ont jamais pratiqué le théâtre, la danse contemporaine, ils n’ont jamais fait de cinéma. Or ces élèves lorsqu’ils débutent l’atelier, ils sont comme paralysés, statiques, encore davantage lorsque les scènes sont parlées. Ils récitent. Ils perdent leur corps et leur présence quand advient la parole. Le texte les fige. Rares sont ceux qui manifestent d’emblée une énergie rayonnante, une présence physique indéniable.

Nous travaillons aussi sur les spécificités du théâtre grec antique ou parfois nous découvrons des écritures contemporaines, - C’est le cas les enfants d’Héraclès ou pour Antigone - de façon à mieux saisir les personnages, de les comprendre, de les habiter, de leur donner une voix et un corps…

Puis en novembre, le texte vient enfin. Les élèves en prennent possession . Nous le lisons ensemble et nous partageons nos premières impressions. Les rôles ne sont pas encore donnés, Parfois, Certaines parties du texte sont écrites en atelier de façon à ce que chacun apporte sa part. Puis nous mettons en scène de courtes séquences pour observer comment chaque adolescent s’empare du projet. Tous les personnages ont leur importance même s’ils ne parlent pas beaucoup ou moins que les autres. Du coup, c’est le corps qui doit véhiculer le sens, émouvoir, et le regard qui fait circuler la parole et ouvre les espaces de jeu.

- Au mois de janvier les rôles sont distribués. Nous avançons, parfois nous reculons…. Parfois les mots sont oubliés, d’autres fois le corps a perdu la mémoire… Et puis surgissent des illuminations, des voix qui se révèlent, des corps qui trouvent leur place dans l’espace et dans les mots…, des présences…

- Jusqu’au voyage qui a lieu durant les vacances de Pâques. C’est un grand moment dans le projet. Nous allons dans les lieux mêmes où se déroule l’action pour réaliser la partie filmée du spectacle. Nous voyageons, non pas à la rencontre des chefs d’œuvres obligés, mais pour éprouver, vivre à plein dans sa chair, dans ses mots, l’expérience des cultures, Nous voyageons donc pour voir, comprendre, jouer, danser dans ces hauts lieux de mémoire.

- Pendant le montage de la partie filmé, le travail s’intensifie jusqu’au mois de juin.

Ce soir-là les élèves ont traversé l’espace de la scène et de l’écran, de nos consciences, en nous faisant frissonner. Il faut bien le dire quelle émotion... Nous avons senti ce un esprit, un esprit de scène qui peu à peu se partageait : un souffle.

Ce soir-là, les adolescents du collège Guy Flavien étaient habités par les enfants d’Héraclès, ballottés entre passé et présent, mémoire et devenir. Ils ont laissé entendre une voix d’aujourd’hui. Et même si certaines encore frêles pour porter les mots de Périclès ou de JP Vernant, la parole des poètes, Bauchau, Siméon, le corps ancré dans le sol, nous avons été saisis par tant de beauté.