Pour tout, pour se souvenir. Transmettre non pas des programmes mais mille leçons d’émerveillement. Pour être dans l’évidence des choses lointaines ou proches que jamais personne n’a su dire, fautes de mots exacts. Pas forcément pour apprendre, mais pour éprouver, vivre à plein dans sa chair, dans ses mots, les cultures et l’expérience humaine.
Découvrir des coins de terre en Italie où l’on voit mieux le monde. Marcher au bord du lac de Trasimène, et parmi l’herbe humide, se retrouver dans quelques couleurs de Piero della Francesca, rêver à des horizons de mots derrière les collines. Se souvenir des chemins qui s’élancent au soleil levant, toujours en avant jusqu’à d’incessants crépuscules, comme les luisants rubans de l’avenir. Mais d’abord perdre connaissance, pour apprendre, saisir, entrevoir, entreprendre, se délester des acquis, creuser un sillon, sans être trop alourdi par tout ce qui est écrit dans les livres de classe. Etre neuf comme un enfant.
Se réveiller à Venise, sentir l’odeur de la brume comme on sentait l’odeur de menthe dans les marais. Etre dans la musique des vêpres de Monteverdi à l’aube sur les Fondamente nuove, danser dans les premiers rayons de soleils sur le corps vibrant dans le rythme du temps qui va.
Et quand viennent le soir et le silence, que l’or et le rouge cèdent au bleu nuit, la musique est encore jubilatoire. Lumière dansante des corps sur les places. Le corps devient mémoire de l’impermanence. Fragilité, beauté du monde en fragments, la lumière bouge, change, effleure un visage, s’évanouit. Musique des sens, du cœur , il y a chaque jour une rose rouge sur la tombe de Monteverdi.
A l’Académie, les couleurs sont jaillissements de rouges, de verts, et les tableaux différents, inconnus… On parlait à voix basse. Des paysages imprévus et des villes lointaines nous retiennent, on ne sait pourquoi, pour le reste de la vie. Nous regardions La Tempête Nous sommes entrés dans le bleu vert de Giorgione comme on descend par degré vers une source toujours un peu plus humide. L’eau coulait dans le ruisseau à petit bruit. Une homme debout dans le clair obscur avec une femme nue. Et ses yeux qui regardaient le monde où rien jamais ne dure que l’étonnement, la beauté, la douleur.
On est plus près de l’incompréhensible, on se heurte au plus dur, au plus opaque dans la Pieta inachevée de Titien. La peinture est matière, les couleurs coulent comme le sang et se transforment en lambeaux de chairs. Marie- Madeleine les bras dressés vers le ciel hurle la vie, la mort, la peur.
Les enfants couraient pieds nus. Ils cherchaient une écriture dans les traces de leurs pas sur le sable mouillé. Et soudain les mots, la langue, la syntaxe, ce n’était rien que la frange d’écume sur la vague, un peu le vent aussi sur l’eau verte de la lagune. Ils marchaient sur les dalles qui raisonnaient la nuit, dans un réseau de signes, de traces, de mémoires.
Venise est une langue, une syntaxe de désirs, de repères, de coutumes de résonances multiples.
Et alors comme dans une fissure sont tombées des images, des mots, des sons, des couleurs, des musiques et des mouvements du corps. L’odeur, les bruits de l’eau, l’attente d’un orage. Il y a quelque chose dans la ville qui respire quand on voyage avec les sens plutôt que par la connaissance. Puis les images de la lagune se sont dispersées dans le train de nuit qui nous ramenait à Paris.
Avril 2008, Athènes, Nauplie, Mycènes, Epidaure
Nous étions sur la colline des muses sur les traces des héros de l’Iliade. Mnémosyne avait transmis le don de voyance aux aèdes, aux poètes chanteurs. Ils chantaient la mémoire d’un peuple sans écriture qui s’était inventé un avenir commun avec des chants, des mythes et des poésies.
Pourquoi aujourd’hui est- ce impossible ? Faut-il réinventer la culture ? Penser simplement au pied de l’olivier déposé par Athéna dans l’enclos de l’Erechthéion. Il fait le lien avec chaque olivier planté au cœur de la maison grecque au centre des palais à Ithaque ou à Mycènes, sur la montagne de Nauplie, à Epidaure et dans les paysages de la Grèce, d’autrefois à aujourd’hui. L’olivier d’ Athéna abolit le temps par la mémoire, comme le font les mythes et les valeurs qui projettent les héros au-delà des frontières et des mondes.
Face à nous le rocher du Parthénon. Les hommes ont porté le génie à son comble. Nous marchions vers la colline du Pnyx, c’est là que les anciens ont inventé la Philia pour édifier la cité en accordant les opposés , les extrêmes, grâce à la parole qui tisse du lien entre soi et les autres.
A Nauplie, sur les marches du Kastro l ‘après-midi est bien avancée. Le soleil descend des hauteurs vers l’autre monde la-bas. La vue est infinie : la mer s’étale comme une nuit. A l’horizon, le bleu des lointains s’offre dans les mots. Nous regardions la mer ou peut-être rien sinon la beauté du monde. Quelle énigme cette chose intense, immédiate : un dieu , un être qui respire, et dans la trouée des lumières, la forme des navires qui bougent à peine entre le ciel et le monde. Et sur la place de marbre aux veines rosées la lune emplit le ciel puis se dissipe dans les visages. Plus rien, rien qu’un air de Chostakovitch qui enflamme le silence. Musique de mots à peine dits Les enfants valsent dans un froissement de lumières, de sourires, de regards .
Nous prenions les sentiers, à Epidaure, à Mycènes, nous écrivions une Iliade. Achille, Agamemnon, Ulysse, Hector, Hélène étaient des compagnons de route, pour dire que nous sommes faits de mots, de la puissance éternelle des récits, des mythes et du théâtre, paysage de la parole, ultime refuge du sens.
Les mots brûlaient sous les pierres antiques. La force de chaque image était là, infinie comme la mer, impalpable comme le vent. Il y avait quelque chose de neuf qui vibrait, c’était la poésie.
Nous comprenions que nous étions sur le point d’établir une relation vraie avec les mots. Nous apprenions à voir les images, leurs formes et leurs couleurs, leur manière de bouger, leur chant , leur silence, leur contenu de joie et de douleurs.
Le cri rauque des aigles sur les sommets vertigineux, les couchers de soleils ivres de couleurs dans les hauteurs de Nauplie, les coupoles bleues, suspendues au- dessus des ports. Tout cela nous appartenait sans partage, comme un terre natale. « C’était au commencement, tout à fait au commencement quand il n’y avait personne sur la mer, rien d’autre que les oiseaux et la lumière du soleil, l’horizon sans fin. Depuis mon enfance j’ai rêvé d’aller là, dans cet endroit où tout commençait, où tout finissait » (J.M.G Le Clézio)