Bibliothèque (é)mouvante : IV. Journal de travail sur Exil (suite)

Jeudi 28 janvier

Deuxième séance avec Jean Camille.

Discussion avant le cours :il faut mettre en évidence la fin. Idée d’une sorte de chœur final avec :  J’habiterai mon nom . Montée d’intensité.

Il demande aux élèves de mimer le personnage dont ils vont parler, faire le portrait, dans l’atelier d’écriture. Figure familiale, figure admirée. Ceux qui n’ont pas participé au premier atelier d’écriture ont du mal à saisir et miment un peu n’importe quoi ( Chloé : sa mère faisant du jogging, Walid son oncle faisant du basket, Chany regarde un match de foot à la télé) , mais les six qui étaient là ont compris : Mélissa coupe des herbes dans les champs, Makoya lave le linge à la main dans un fleuve, Eden s’occupe d’un bébé…).

Puis lecture filée du texte, passage de témoin avec les  Celui qui . Lecture plutôt grave, recueillie. Je compte un peu plus de cinq minutes : nous auront donc la possibilité, si le court métrage fait une quinzaine de minutes, d’introduire leur propre travail , leurs propres figures ( je tiens à ce que leur apport soit séparé, au moins visuellement du texte de Saint-John Perse : changement de lieu ou, suggère Jean Camille , passage du noir et blanc à la couleur ou inversement).

Choix par chacun d’un passage dans le texte , et petit essai de mise en voix ( jeu d’écho à deux voix, au début). Ils doivent commencer à apprendre par cœur. Personne ne manifeste d’opposition. Les élèves qui commencent à comprendre le projet, son enjeu, et à le faire leur : Mélissa, Adam, Makoya… Mais aussi les réticents ( Sami), les timides ( Robin), les repus ( Chany)…

Lundi 1 février

J’ai cherché un peu sur internet, hier. A peu près rien sur Exil. Mais quelque chose m’a troublée : sur une photo, la plus diffusée, il ressemble au grand-père que je n’ai pas connu, jeune exilé définitif. Ou peut-être seulement à la photo de ce grand-père qui n’a jamais quitté la chambre de ma mère. Je modifie la distribution des heures destinées au projet. L’  aide individualisée  ne sera plus destinée à l’atelier d’écriture, mais au travail personnel sur le texte ( prononciation, élucidation, interprétation) . L’atelier d’écriture peut avoir lieu en classe entière ( ils ne sont jamais 21, beaucoup d’absents dans cette classe ). Tous savent désormais que leur travail commence avec le dialogue avec au moins un membre de leur famille ; j’ai ajouté :  Le plus âgé .

Aide individualisée :

Makoya , à qui Jean Camille a donné un long passage à apprendre, l’a déjà presque appris. Elle bute sur certains mots, dont elle connaît pourtant parfaitement le sens, a du mal avec les  r , mais récite, les yeux fermés, presque une demi page.

Je parle un peu de la voix, de la tessiture, des sons . Et des accents, de leur musique, de leur charme . Robin, qui se sait ( se croit, a été étiqueté ?) dysphasique a une belle voix, très faible , mais possède une espèce de justesse rare dans la prononciation des voyelles . Walid a du mal avec les e muets qu’il avale. Il ne m’entend pas les prononcer .

Digression sur les sons ( je leur demande de prendre conscience de la matérialité du son en tenant leur nez lorsqu’ils prononcent les nasales) et la façon de retenir un texte, une leçon ( mémoire visuelle, mémoire auditive : étonnement que ce travail n’ait pas été fait plus tôt, en primaire) . J’envoie Bassim avec son texte dans le couloir : ce n’est pas une punition, mais une façon de lui faire comprendre qu’il a besoin de parler tout haut pour apprendre et qu’il ne peut gêner les autres en parlant dans la classe. Étonnement de la femme de ménage : mais il revient au bout de dix minutes et connaît parfaitement son passage, ce qui l’étonne lui même (  C’est trop dur , m’a-t-il dit au début de l’heure. Je lui fait remarquer qu’il a déjà prononcé cette phrase à maintes reprises, depuis le début de l’année).

4 février

Troisième séance avec Jean Camille.

Nouveau filage du texte. A peu près un tiers a appris par cœur son passage. Presque personne ne bute désormais sur les mots. Presque toute la séance est consacrée au travail sur le rythme : ils vont presque tous beaucoup trop vite, comme pressés d’en finir, de montrer qu’ils savent ; la ponctuation qu’ils respectent avec rigidité, ce qui donne une récitation scolaire. Il leur apprend à se tenir, à ne pas croiser les bras ; à respirer avant l’obstacle ou le mot qu’ils veulent faire entendre. Leur demande de penser à une image, un parfum, et d’essayer de penser à l’atmosphère, triste ou joyeuse du passage. Cela prend forme , on entend enfin les mots ; peu sont rétifs aux demandes sauf Sami , qui reste obstinément indifférent, boutonné jusqu’aux mâchoires dans son blouson. Même Chany fait une sorte d’effort, ténu mais visible. Bassim , félicité de si bien savoir son texte, en tire une fierté visible.

Robin murmure de façon quasi inaudible le texte qu’il a appris. Jean Camille prend le temps de lui parler, d’imaginer pour lui un petit exercice d’improvisation :  On est toujours le grand de quelqu’un  moment de quasi psychothérapie, avec beaucoup de délicatesse. Mélina demande l’explication du sens de son passage, comme si elle ne l’avait avait pas compris. Jean Camille la lui donne et elle déclare que ce n’est pas comme cela que je l’ai expliqué. Cela la fait sourire. Puis ils doivent résumer leur passage par un mime ou un simple geste. Pour aucun, cela ne va de soi. Pas encore d’appropriation. Discussion après le cours sur le film. Je pense qu’il faut qu’il y ait de l’eau et je propose le bassin de la Villette, pour des raisons de commodité et de coût ( j’aurais bien aimé un bord de mer). La question de la gestuelle : pourront-il aller jusque là ? L’essentiel , étant donné le temps dont nous disposons, est qu’ils puissent donner le texte, le faire leur, y découvrir quelque chose d’eux-mêmes.

15 Février

Séance annulée, la semaine dernière, à cause de la mort de Malik. Il faut prendre le temps d’en parler.

Bilal est de nouveau à l’hôpital pour un temps indéterminé,son asthme s’est aggravé. Mais Youssef, absent depuis plus d’un mois, est revenu. Donner le rôle de l’un à l’autre ? On ne peut tout recommencer. Le lendemain il n’est déjà plus là : problèmes de santé me dit la CPE. Problèmes avec la police, me disent les élèves.

Très peu me rendent le travail préparatoire à l’atelier d’écriture, le résultat de leur petite enquête familiale, mais le promettent pour demain. Bassim s’excuse :  Je ne peux interroger mon frère, il est parti en Tunisie.  Chany immédiatement :  Interroge-le par téléphone arabe ! . Remarque que je qualifie de raciste. Chany :  C’est pour rire .

Aide individualisée. Encore des absents. Je reprends le même type de travail qu’avec le groupe précédent. Interprétations, possibilités de double sens… Ils ont compris qu’ils fallait mettre en valeur certains mots et les choisissent. Qu’est-ce qu’un  beau mot  ? Celui qui est beau pour eux. Je leur fait remarquer que la plupart ont choisi des mots qui comportent d es fricatives et des labiales ( je ne prononce pas ces mots, je dis,  les sons qui peuvent durer , les f, les r ,les m , les s . Les mots comme des élastiques . Le travail sur le rythme porte peu à peu ses fruits ; la diction se fait plus libre, plus personnelle, s’émancipe de la ponctuation.

Raoul n’a pas encore appris son texte, très difficile. Ses camarades découvrent qu’il a un accent ; ils ne l’avaient pas entendu : élève très discret, sérieux et intériorisé : il n’avait pas dit qu’il était en France depuis peu. Il n’aura même pas besoin peut-être de faire autre chose que de dire : son phrasé roumain est à lui seul une musique.

Découverte que le mot  parfum  revient souvent. Sans doute faudra-t-il montrer, d’une façon ou d’une autre, ce retour.