Le 23 juin 2009, nous avons présenté à la salle Pablo Neruda, à Bobigny, Émile & Angèle, Correspondance de Françoise Pillet et Joël da Silva, par l’atelier Lis pour voir !, et Perlino Comment, de Fabrice Melquiot, par l’atelier théâtre. Retour sur les derniers moments de l’aventure.
Nous voilà en juillet. Une page s’est tournée. C’est étrange pour moi d’en parler déjà au passé. Les moments partagés avec Céline Baliki et les enfants pendant ces trois ans à Pierre Sémard restent gravés en moi comme une histoire en mouvement qui ne peut se figer dans le souvenir. Comment parler de ce 23 juin 2009 ? Comment décrire ce jour épuisant et magnifique où nous sommes passées de la violence du réel à l’état de grâce offert par les enfants et Céline en scène ? Ce jour où s’est écrit la fin d’un voyage ?
Je reviens en arrière
Le mois de juin fut intense, éprouvant, douloureux et beau à la fois. Mois des dernières répétitions, de l’aboutissement d’un engagement d’un an pour cette petite vingtaine d’enfants qui ont participé aux ateliers. Chaque mardi, je traversais la cour hurlante pour les retrouver. Pour fabriquer le spectacle qui donnerait sens à l’aventure. Les enfants espéraient cette naissance tant attendue, cette première et ultime rencontre avec le public. Et nous, nous ne cessions de croire à la nécessité de ce travail. Il était de plus en plus difficile de préserver notre espace au collège. Je veux dire cette sorte de “parenthèse enchantée”, ce lieu hors-champ où nous pouvons inventer et expérimenter, bâtir une relation différente à l’autre. La pression extérieure, une ambiance électrique dans l’établissement qui tend à se refermer sur lui-même, l’écart entre nos convictions et le retour de l’institution, le projet d’établissement construit pendant dix années remis en cause dans ses fondements… Mais il n’était pas question d’abandonner. Les enfants donnaient beaucoup d’eux-mêmes. Nous ne pouvions pas les décevoir, nous devions les emmener aussi loin que possible et maintenir l’exigence.
Je vais surtout parler de Perlino. “Perlino Comment ? Oui, c’est ça. Perlino Comment. Ton nom, c’est comment ? Comment, oui. Oui mais comment tu t’appelles ? Comment. Je m’appelle Perlino Comment.” Comment, c’est son nom, à Perlino Le mien, il l’a compris tout de suite. (F.Melquiot – extrait)
Une écriture partagée entre le récit et le dialogue, à la ponctuation rare, un texte à la frontière de l’enfance et de l’âge adulte, d’une poésie sublime, qui au-delà d’une douceur et d’une innocence apparentes se révèle être une réflexion beaucoup plus grave sur la mort, le temps qui passe, la perte.
C’est une pièce radiophonique ; le défi était donc d’inventer une forme pour la scène sans être dans l’illustration du récit. Cela tombait bien : nous voulions rassembler les nombreuses compétences des enfants et croiser les différentes pratiques qu’ils avaient développées depuis quatre années. Que ce projet soit aussi, pour ces quelques-uns, la dernière escale de ce parcours “avec les mots, la voix, le corps.”
Le texte de Melquiot nous a offert cette liberté. Nous avons intégré la danse, coupé beaucoup de texte, partagé les rôles, inventé un choeur, démultiplié les espaces de jeu. Nous avons aussi enregistré des parties du texte, dites par les enfants eux-mêmes, avec lesquelles ils dialoguaient en live sur le plateau, en mots, en mouvement ou en image… Un ensemble technique complexe, rendu possible par les qualités de ces élèves acquises au fil des ans.
Il faut dire combien ce petit groupe de dix a été exceptionnel dans ce projet. Le chemin a été rude, mais ils ont fait preuve d’une maturité et d’un don de soi qui me marquera pour toujours. Walid, Clément, Firas, Ahmed, Mouhsine, en 3ème, élèves de Céline Baliki depuis quatre ans, ont été les piliers du groupe. Quand je les ai rencontrés lors des premières séances d’atelier, que j’ai proposé des improvisations, je suis restée admirative devant leur présence en scène, leur inventivité, leurs capacités. Ils ont l’habitude : voilà quatre ans qu’ils sont portés par les projets-classe qui les ont emmenés en Italie, en Grèce, au CND de Pantin, ici l’écriture et la danse, là le théâtre et le cinéma… alors oui, il fallait construire un projet à leur hauteur. Et qui leur ressemble.
Mais cela a pris du temps, car le groupe était hétérogène : 5 garçons de troisième donc, qui avaient l’expérience de la scène et des projets artistiques, 1 nouvel élève de troisième, Anthony, pour qui cet univers était inconnu, et quatre filles de cinquième et quatrième qui ne se situaient pas au même endroit d’expérience… L’identité de ce groupe a mis du temps à se forger. Il s’agissait donc de trouver une histoire qui les mette en présence les uns des autres et les invite à se découvrir, à s’accepter dans leurs différences et surtout dans laquelle chacun puisse trouver sa place.
Après quelques mois de travail à raison de deux heures par semaine, de tâtonnements, une mise en jeu de courtes scènes de Miche et Drate, paroles blanches de Gérald Chevrolet, des mises en voix de pièces entières d’Edward Bond, de B.M. Koltès, nos envies se sont dessinées plus clairement : une langue poétique et imagée, la danse liée aux mots, la dimension du récit, du témoignage et de l’intime, mais aussi de l’ailleurs et du voyage, l’envie d’une seule pièce racontée à plusieurs voix plutôt qu’un montage de scènes hétéroclites…
Quand j’ai découvert Perlino, enfin, ce fut comme un appel, une évidence. Dans ce texte il est aussi question de voyage, de l’Italie, du déracinement, de l’amitié et de l’amour, de ce que signifie grandir, des choix de vie… Autant de correspondances avec leurs traversées passées et leurs questions de jeunes adolescents, qu’ils nous ont évoquées en décembre, lorsque nous leur avons demandé ce qu’ils aimeraient dire sur scène…
De cet échange au cours de l’hiver, j’avais noté quelques phrases, ce sont leurs mots :
“Dire des choses graves crûment et sans détour, mais avec poésie et légèreté parfois”, “des contrastes entre force et douceur, entre humour et gravité”, “être touchant et percutant”, “un spectacle qui fait réfléchir”, “comment vivre la diversité”, “mon corps qui change”, “l’amitié, l’amour, l’avenir”, “comment grandir dans un monde qui se détruit”….
Nous avons retrouvé beaucoup de ces questionnements sur notre route avec Perlino, Mimmo, Alba, Alicia…. Et surtout, les enfants se sont aventurés sur un chemin difficile : celui d’aller chercher au fond de soi sa sensibilité toute nue et d’accepter de la livrer au regard de l’autre.
Ce texte en particulier, a sollicité la part vulnérable et intime de chacun, la confiance en l’autre, et pas à pas, les enfants ont su mettre en lumière ces émotions pures si chères à Perlino…
“Comment vivre sans ? On ne peut pas. On ne vit bien qu’avec elles, avec leur souvenir au moins. Le souvenir des émotions pures de quand on est petit. Sinon être grand est une chose trop dure, c’est de l’escalade et on tombe..." (extrait)
Je ne vais pas m’étendre sur ce long cheminement que constitue la préparation du spectacle, avec ses moments de doute, ses résistances, ses jaillissements soudains.
Mais je veux dire comme ce compagnonnage a été riche. Comme les enfants ont travaillé de façon remarquable sur leur intériorité, dans la danse ou dans les mots, pour laisser résonner leur propre histoire et trouver leur espace de liberté.
Je sens qu’ils partent avec ce petit bagage secret pour les années à venir. Je repense à ces premières improvisations sur le thème : “Un jour, Je…” Chacun devait proposer un solo de danse et une phrase qui commence comme ça, Un jour, Je…
Walid : Un jour je transgressai – Un jour j’en payai les conséquences – Un jour je mourus Clément : Un jour je tombe – Un jour je me relève – Un jour j’arrête de parler – Un jour je retrouve la parole Firas : Un jour je rendrai les gens heureux Ahmed : Un jour j’ai vécu Anthony : Un jour je grandirai Ulku : Un jour je saurai danser
Un jour…
On y est. 23 juin 2009, jour de la représentation. Une première, une dernière. Salle Pablo Neruda. Depuis tôt le matin, nous mettons en place la lumière, le son, l’espace scénique, enchaînons les filages. Ryhtme soutenu, sans trêve, fourmillière. Gérer les allers et venues, la technique, le temps.
Arrive le soir.
Des gens rentrent un peu trop tôt dans la salle, nous répétons encore. Le sac de Céline disparait. Volé. En une seconde, retour brutal à la réalité de Bobigny… Claque. K-O debout. Le temps s’allonge, la foule dans le hall, oppositions, appeler la police…qu’est-ce qu’on fait ? On décide de jouer malgré tout. Les enfants sont remués par ce qui vient de se passer. Et là, rassemblés dans la loge, ils me disent : Aurélie, on va tout donner ce soir, on va le faire pour madame Baliki. Comme je suis fière d’eux. Oui, ils donnent tout.
Les enfants de l’atelier lecture d’abord, si heureux de pouvoir montrer leur travail à leurs familles.
Pour certains d’entre eux, c’est la première fois qu’ils sont face à un public. C’est une grande découverte qu’ils éprouvent à chaque seconde qui s’écoule. Pour d’autres, comme Priscille et Ulku qui sont aussi à l’atelier théâtre pour la deuxième année, je crois que c’est un moment de partage et d’implication très important. Ces deux jeunes filles notamment, n’ont manqué pratiquement aucune séance d’atelier depuis deux ans que je les connais. Leur désir timide s’est transformé en une nécessité. Elles ont fait de grands progrès cette année. Ulku a un réel problème avec la lecture. Elle lutte. Chaque phrase qui bute au bord de ses lèvres est pour elle un vacillement douloureux. Nous avons beaucoup travaillé pour la rassurer, et pour que le jeu l’aide à dépasser ce blocage. Aujourd’hui, quand je la vois dire son texte avec fluidité et plaisir devant 200 personnes, je sais que c’est pour elle une petite victoire secrète.
Et puis vient Perlino
Sur le fil à linge que nous avons tendu sur le plateau, Walid a affiché “el primo giorno”…
Firas et lui ouvrent le spectacle sur un concerto de Bach, tous deux Mimmo, en écho l’un de l’autre pour évoquer le souvenir de l’enfance, entre parole et danse… Puis Clément apparaît dans le puits de lumière, dansant Perlino, le garçon-épouvantail qui fait peur aux oiseaux… C’est parti. Le plateau est tenu, habité. Les enfants libres courent dans les rues de Naples… Et puis Céline entre en scène. Elle joue Mamma Paralune, la mère de Mimmo. Ce ne pouvait être qu’elle.
“A Naples, il y a toujours du soleil.” Pourtant ce jour-là, il a plu des cordes quand le soir est tombé
Je suis émue de les voir ensemble sur scène nous conter cette histoire, qui est aussi la leur, quatre années partagées, et demain, des routes qui se séparent.
Laisser tomber la pluie sur soi. Tout finit par sécher.
Il faudrait pouvoir parler de chacune et chacun d’entre eux qui jusqu’au bout du spectacle, n’ont pas relâché leur concentration un seul instant, ont joué quoi qu’il arrive, et ont offert au public un moment de poésie lumineux. Ont pris leur envol.
Aujourd’hui, je peux encore écouter les voix de quelques-uns sur la bande son du spectacle. La voix de Clément-Perlino mêlée à une suite pour violoncelle de Bach, au rythme de laquelle il dansait seul en scène avec une grâce saisissante, disant dans tout son corps le temps qui tourne et la mort de son personnage, Perlino. Celle de Celya-Alba, la petite fille qui rêvait d’aller toucher la joie pure très près du ciel, Celya qui étincelle sur scène, imprévisible, déroutante. Celle d’Ahmed, plus timide et pourtant si impliquée, si présente, Ahmed qui évoquait sur scène la peur au ventre d’un premier jour d’école dans une ville étrangère… Celle de Walid-Mimmo, une voix d’adulte déjà, mûre, portant le texte avec une justesse totale …
“On est comme cette ville, comme Napoli, comme le monde, on est les mêmes, qui changent. C’est drôle de se voir pris dans le grand défilé, senza potere dire basta…”
Je l’écoute et suis encore, moi, sans voix
Celle de Firas, bercée d’enfance encore, claire mais rauque… sur laquelle il dansait les émotions pures, s’élançant de tout son être… Celle de Maëva… De Mouhsine… Ulku… Anthony… Priscille…